lundi 3 octobre 2022

ROUE DE MÉDECINE INCA ?

    Sur les rives du lac vivait un peuple au sang noir, les Urus. La déité du nom de Wari voulut un jour les soumettre en envoyant depuis le Sud un serpent gigantesque, du Nord un énorme crapaud, de l’Est un lézard géant et de l’Ouest une armée de fourmis. Apparut alors une vierge (ñusta – devenue depuis la Sainte Vierge) qui, épée en main, pétrifia les quatre fléaux.

    Ces figures pétrifiées existent toujours dans la ville d’Oruro qui organise chaque année un carnaval mondialement connu. Elles dominent chacune un quartier de la ville dont elles constituent en quelque sorte le symbole régisseur. Elles sont évoquées sur les tenues et les masques des danseurs de diabladas. Lors de ce carnaval et en souvenir de sa protection, les habitants d’Oruro rendent hommage à la Ñusta, se déguisant en diables, allusion à Wari transformé en Tío ou Supay (démon) par l’influence chrétienne. Conduits par l’archange Saint Michel, les diables achèvent les festivités par un très bel acte de dévotion à celle qui est désormais connue sous le nom de Vierge de Socavón (Vierge de la Mine ou Vierge du Gouffre).

    Il en existe beaucoup d’autres, mais nous avons-là un quadrillage spécifique de l’espace du monde d’En-Bas, rapporté par une tradition triplement marquée par les cultures Uru, Wari et Catholique. S’ils n’étaient pas si désorientés, ceux qui aujourd’hui se prennent pour des chamanes andins pourraient appeler cette structure : « Roue de médecine » du monde d’En-Bas (Uku Pacha), plutôt que d’inventer de toute pièce, comme nous allons le voir, des roues de médecine totalement incohérentes.

    Cela dit, si le fait de quadriller l’espace et le temps pour s’orienter est aussi vieux que l’humanité, le concept de roue de médecine est quant à lui très récent et semble appartenir en propre au New-Age. La grosse thèse doctorale de María del Carmen García Escudero sur la Cosmovisión Inca (2010) étudie en détail la division de l’espace-temps dans le monde andin. Mais bien qu’elle soit très documentée, elle ne mentionne à aucun moment l’existence d’une roue de médecine inca, sous quelque appellation que ce soit. Le doctorat de Gerardo Fernández Juárez sur les Mesas andines (2002) est remarquablement silencieux à ce sujet. Il est pourtant très informé. Aucun ethnologue ou anthropologue n’a jamais évoqué la roue de médecine inca dans un travail de terrain, cette innovation n’étant le fait que des chamanes pour touristes et de l’effet pizza. Je n’ai moi-même jamais entendu d’indien utiliser l’expression de « roue de médecine », terme qui ne connaît d’ailleurs aucun équivalent en langue aymara, quechua, machaj juyay ou puquina.

    Quoi qu’il en soit, la roue de médecine la plus connue est nord-américaine. Elle est représentée par un cercle divisé en quatre couleurs : noir, blanc, jaune et rouge. Ce symbole, considéré comme de haute tradition, fut en réalité inventé en 1972 par Charles Storm. Toutefois ils sont nombreux, les admirateurs des indiens du Nord, qui croient que cette représentation est multimillénaire. Non moins nombreux encore sont ceux qui reprennent des termes et symboles syncrétiques forgés à partir du milieu du XIXème siècle au contact des missionnaires, en imaginant qu’ils sont parmi les plus anciens qu’ait connus l’humanité, de purs produits d’une métaphysique typiquement amérindienne. Je songe notamment aux concepts de Manitou, de Grand Esprit, au mythe de la femme bison blanc, tous recevant une influence chrétienne ou y réagissant, mais présentés comme étant la tradition inchangée et millénaire des indiens.

    L’un des quadrillages les plus absurdes parvenus à ma connaissance est donc la roue de médecine inca inventée par le cubain Alberto Villoldo. Il la tiendrait de ses informateurs Q’eros, au même titre que le déplorable Munay-Ki dont j’ai déjà parlé sur ce blog. Voyons en quoi elle consiste avant d’en souligner l’artifice :
  • Au Sud se trouve Sachamama, le serpent. Cette direction correspond à la Voie du Héros.
  • À l’Ouest se trouve Otorongo, le jaguar. C’est la Voie du Guerrier Lumineux.
  • Au Nord apparaît Sirwakente, le Colibri Royal. Il correspond à la Voie du Sage.
  • À l’Est se manifeste Apuchin, le grand Aigle-condor. Il désigne la Voie du Visionnaire.
    Les noms en quechua retiennent tout d’abord mon attention. Il est évident que l’utilisation de ces termes natifs crée une fausse impression d’authenticité. Mais encore fallait-il qu’ils fussent correctement employés, ce qui n’est pas du tout le cas ici. 

    Le terme Sachamama pour désigner le Serpent est plutôt inapproprié car il est normalement attribué au membre mâle d’un couple de serpents qui traverse les trois mondes et les relie. Ascendant, ce premier serpent est appelé Sachamama et le second, descendant, Yakumama. Au terme du parcours, Sachamama se transforme en Arc-en-ciel et Yakumama en foudre. L’iconographie les représente souvent entremélés, ou encore sous la forme du serpent à deux têtes. Luis E. Valcarél a produit une étude de ce mythe en 1967 dans son Etno-historia del Perú Antiguo. Les deux serpents apparaissent donc ensemble dans l’espace mythique. Ici, l’un des membres du couple a complètement disparu. Il serait plus logique dans ce contexte d’appeler tout simplement le serpent par son nom quechua : Amaru.

    Otorongo pour désigner le jaguar à l’Ouest est également problématique. Il renvoie à une mythologie selvique et non pas andine, laquelle parlerait plutôt du Puma. Il n’y a d’ailleurs pas de jaguar à l’Ouest de l’Empire Inca.

    Sirwakente pour nommer le Colibri Royal au Sud est totalement faux. Le terme exact est Siwarkenti, contraction de Siwar et Q’inti.

    Apuchin correspondant à l’Est ne désigne pas du tout un aigle (Anka ou Pakasqa en quechua) ou un condor (en quechua Kuntur ou métaphoriquement Mallku) mais le principe organisateur du monde d’en-haut (Hanan Pacha), selon la nomenclature néo-inca. Il faudrait savoir en outre si l’on parle d’un aigle ou d’un condor, ce qui n’est pas du tout la même chose. L’aigle, dont n’existe dans un secteur très localisé qu’une espèce néo-tropicale (la harpie féroce), n’avait pas de sens déterminant pour les incas, l’iconographie et les chroniques en font foi, ainsi que les pratiques andines les plus communes.

    Les quatre animaux choisis pour représenter cette roue de médecine inca semblent plus ou moins constitués par les trois animaux traditionnels représentant les trois mondes (serpent, puma, condor), auxquels on a rajouté artificiellement un quatrième animal, le Colibri, dont le sens symbolique ne semble pas non plus bien cerné. Cela crée un déséquilibre évident. Pourquoi deux oiseaux sur quatre animaux ? En outre, ces oiseaux sont tous deux des intermédiaires traditionnels entre le monde d’Ici, Kay Pacha, et le monde d’En-Haut, Hanan Pacha. Le caractère bricolé de cette roue de médecine est donc évident. Il y a quelque chose en trop et quelque chose en moins. Souvenons-nous de la symbolique des traces laissées par les animaux sur le sol. Le serpent évoque le un, l’oiseau évoque le trois, le félin évoque le quatre, l’homme évoque le cinq. Dans cette roue de médecine le trois est répété deux fois, mais en revanche il manque le deux : par exemple le lama. C’est pourtant un animal majeur du monde andin, le lama !


    On sent également que les concepteurs de cette roue de médecine inca ont totalement oublié de lever les yeux vers le ciel. Les animaux andins ne sont pas uniquement ceux qui volent, rampent, courent et nagent sous nos yeux. Ils désignent aussi des constellations, ou encore des secteurs sombres de la voûte céleste où n’apparaît aucun amas. Tous les animaux mentionnés jusqu’ici ont donc leur pendant céleste. Un très grand nombre de pétroglyphes (p. e. Cuz Cuz) et de récits traditionnels mettant en scène ces animaux repose sur des données que seules l’archéo-astronomie et l’éthno-astronomie peuvent éclairer. Où et quand apparaît le Colibri dans le ciel austral ? Dans quelle direction se lève l’Amaru ? Aucun des inventeurs ou enseignants de la roue de médecine inca ne saurait nous le dire. Il suffira pourtant au lecteur d’effectuer quelques recherches sur l’astronomie inca pour se rendre compte de l’absurdité des attributions données ici.

    Dans les enseignements traditionnels, l’attribution des animaux aux directions ne se fait pas par convention, mais suit une logique dictée par les étoiles, ou dans le cas du cadrillage du monde d’En-Bas d’Oruro, une configuration géographique précise. Les dunes de sable en lesquelles furent transformées les armées de fourmis existent encore, le lac rougi par le sang de la décapitation du lézard géant est toujours là, le rocher en lequel fut pétrifié le crapaud est parfaitement visible, dans une direction précise…

    Mais dans les roues de médecine modernes, les cosmogrammes et géogrammes traditionnels constitués par ces quadrillages de l’espace se trouvent réduits à de simples psychogrammes déracinés et individualistes, servant d’habillage marketing pour coachs spécialistes en formations simoniaques, bien plus qu’en chamanisme. « Nous avons, dans nos sociétés occidentales, rompu ces canaux de communication », remarque Roger Bastide. Et il est bien curieux que ceux-là mêmes qui prétendent les rétablir ne font que creuser plus encore le fossé, aboutissant au « dévoilement symbolique de notre histoire, et non plus celle des dieux ». De part leur caractère aberrant et artificiel, ces psychogrammes cessent donc inévitablement de relier l’impétrant aux forces évoquées pour le plonger dans la confusion de sa seule autarcie. Au mieux inefficace, au pire dangereux. Car sans gouvernail ni boussole, en l’absence de protection et d’orientation réelle, les portes s'ouvrent alors à des influences qui ne sont plus du tout celles sollicitées. Coupé du contact avec les « esprits » qu'on erre à situer, on sombre dans une spiritualité parodique empreinte de matérialisme : Karma, ADN, saut quantique, pendule, Munay-Ki, toutes rêveries bien éloignées d’une sagesse inca dont on prétend pourtant se faire les transmetteurs.

Astronomie Inca : quelques constellations noires du Fleuve Céleste dans le ciel austral.

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