jeudi 24 mars 2022

LES INCAS & LA TRADITION PRIMORDIALE

    LE DOMAINE DES PRATIQUES religieuses précolombiennes d’Amérique centrale et du Sud est sans doute celui où l’anarchisme épistémologique des écoles traditionaliste et pérennialiste apparaît avec le plus de clarté. La manière dont les patrimoines des indiens d’Amérique du Nord furent phagocytés et déformés par un personnage tel que Frithjof Schuon est désormais bien connue et je n’y reviendrai donc pas. Je limiterai ici mon propos au seul cadre des cultures andines qui, étant initialement moins documentées que les croyances religieuses mésoaméricaines, permettent toutes sortes d'improvisations. René Guénon a peu écrit sur ces cultures. Ce n'est toutefois pas le cas de ceux qui se réclameront de sa pensée. S’appuyant sur quelques travaux de la mouvance guénonienne, cet article montre la façon dont sont utilisées les données des chroniqueurs du XVIème et du XVIIème siècles pour soutenir la thèse d’une tradition primordiale sous-jacente aux anciennes pratiques du monde andin.

TRADITION UNANIME ?

    SIGNALONS TOUT D'ABORD une première faille épistémique : la conception de la tradition primordiale au sein de la mouvance guénonienne est idéologisée et localisée, ce qui questionne d’emblée son universalité. On convertit la particularité d'une école en universalité, chaque fois que cette pensée ou doctrine se fait doctrine de l'universel. L'expression idéologique maximale de cette category mistake se retrouve dans l'équation hégélienne : « la philosophie de l'absolu est la philosophie absolue ». Ceci entraîne une confusion entre super-culturalité et universalité, thème que j'ai développé ailleurs et qui n'est pas sans conséquences métapolitiques. De ce point de vue, on peut comprendre que les courants traditionalistes et pérennialistes participent inévitablement de l’occidentalité et de la modernité du monde, au moins autant que les idéologies qu’ils abhorrent.

    Comme nous le verrons plus loin, il existe des courants traditionnels dont la métaphysique ne s'accorde pas du tout à l’advaïta vedanta, doctrine à laquelle se subordonnent les vues de Guénon et Schuon. Conséquemment et en fonction de cet advaïta vedanta, le courant traditionaliste transforme le bouddhisme en éternalisme alors que celui-ci assume clairement que n’existe pas d'unité sous-jacente aux phénomènes ni d'« identité suprême », sinon dans quelques écoles peu emblématiques de ce qu’est en lui-même le bouddhisme (1). Le traditionalisme déforme également le sens de la mystique chrétienne, qualifiée de sentimentaliste et passive ; il réduit peu ou prou la métaphysique chrétienne aux seuls auteurs issus de l’école rhénane en phase avec l’advaïta et tente de lui superposer une initiation dont elle serait carente. Il transforme encore la spiritualité des « rubérindiens » – affreux néologisme – en monothéisme non dualiste. Enfin, nous verrons qu'il réalise aussi l’exploit de métamorphoser l’animisme d’état des incas chapeautant les innombrables cultes des peuples soumis par eux en expression universelle de la « tradition unanime »(sic).

    Emprunté par les irréductibles différences des manifestations religieuses, cet irénisme dissolvant autour d’une doctrine unique part d’un biais de confirmation d’hypothèse évident, ainsi que l’a montré – exagérément peut-être – Patrick Ringgenberg dans Diversité et Unité des Religions chez René Guénon et Frithjof Schuon. Épistémologiquement, si la commensurabilité des traditions était à ce point avérée, elle ne nécessiterait pas autant de ces déformations douteuses ni ne mènerait au jargonnage sans fin sur une métaphysique qui se manifeste bel et bien comme une construction historique apparue au début du XXème siècle. Il y a là de gros problèmes de méthode et tout ce qu’on peut en conclure, c’est que ce traditionalisme ou perennialisme, qui nourrit par ailleurs toutes sortes d’affinités totalitaires étudiées par Mark Sedgwick, n’est qu’un acte de foi très moderne, contesté par la plupart des traditions – même ésotériques – que les guénoniens revendiquent pourtant.

    Cette Babel prosélyte portée par une « idéologie du même » que les indiens qualifient de mentalité chu’lla, c’est-à-dire fondée exclusivement sur un rapport masintin ignorant le pendant yanantin des rapports inter-traditionnels, contribue, à l'égal du New Age et du théosophisme, à l’uniformisation des traditions religieuses. D’ailleurs, quand on est réellement d’une tradition, on n’a aucun besoin de Guénon et Schuon pour en pénétrer l’ésotérisme et l’intériorité, ni de traiter tout sujet en passant de l’hindouisme au taoïsme et de l’islam aux lakota, ce à quoi nous oblige nécessairement ce syncrétisme mondial. L'idée même de choisir son rattachement traditionnel et de pouvoir en changer comme y invite Guénon est le reflet d'une mentalité toute moderne de super-marché spirituel. C’est tout de même plus sain de s’inscrire dans sa tradition native que de présumer que « toutes les traditions ceci... toutes les traditions cela... », prétendant les connaître toutes mais astreignant les unes et les autres à notre semblance de moderne guénonisé.

    De plus, on peut s'attrister de la présomption spirituelle de ces ésotéristes qui placent souvent leur réalisation au-dessus de celle des saints (2). Ceux de culture chrétienne ne se rendent même plus compte qu'il y a davantage de profondeur dans la théologie catholique la plus classique et la plus simple – leur objet d'aversion majeur – que dans la plupart des gnoses qu'ils ânonnent, souvent très pauvres au plan métaphysique. Pour des raisons très différentes de celles évoquées par Guénon, je ne confondrai pas les mystiques avec ces « ésotéristes » : non seulement ce ne sont pas les mêmes, mais ce sont deux types humains complètement aux antipodes l'un de l'autre. Les auteurs qu’aiment d’ailleurs citer les guénoniens (Eckhart, Tauler, Ruysbroeck, Maharshi, etc) ne sont heureusement pas des ésotéristes, on se demande bien pourquoi ? Il y a donc une sorte de mensonge malaisé dans le positionnement des ésotéristes relativement aux religions : il consiste à capter l'héritage des vrais mystiques de ces religions pour faire croire que les ésotéristes sont du camp des saints, voire même à un degré qui leur est infiniment supérieur, puisque très au-delà des « formes traditionnelles ». Frithjof Schuon est un bel exemple de cette fatuité spirituelle. Borella a également écrit des pages convaincantes sur les conceptions typiquement lucifériennes de l’initiation chez René Guénon.

    Nous venons de voir que selon Guénon et Schuon, la tradition primordiale repose sur une métaphysique certes invariable, mais essentiellement inspirée par l’advaïta vedanta et le non-dualisme absolu. C'est la seule et unique vérité métaphysique selon eux ; il n'y en a pas d'autre. Ainsi réduit, le Sanatana Dharma constitue la racine première de cette tradition universelle qui aboutit à l’islam et son monothéisme pur (3) comme dernière forme révélée de la « tradition unanime ». Mais il existe toutefois des conceptions de l’unité des formes traditionnelles radicalement opposées à celle proposée par Guénon, Schuon et autres. Donnons un exemple d’approche totalement différente de la tradition primordiale. Il se base sur le non-théisme bouddhique :

    Professeur honoraire de l’université des Andes au Venezuela (chaire d'études orientales), Elías Capriles, qui est également un maître Dzogchen, souscrit lui aussi à une vision dévolutionnaire de la tradition. Toutefois, préférant à raison le Wenzǐ (文子) à Karl Jaspers, il démontre contre Guénon et Schuon que les Védas – et en particulier le Rigveda (4), qui est mythologique, hénothéiste et créationniste – bien qu’ils contiennent quelques « vérités éternelles » sources du Sanatana Dharma, sont en réalité la marque d’une Chute vertigineuse (castes, ouranisation, misogynie, antisomatisme...), plutôt que le point de départ pour le présent cycle d’une pure « tradition unanime ». La rédaction de l’Atharvaveda, qui reprend des contenus pré-indo-européens, ainsi que la composition des Upanishads, correspondraient d’ailleurs pour l’auteur à une première tentative de redressement de ce que le brahmanisme aurait détruit. Ainsi, la tradition primordiale telle que véhiculée par les propos de René Guénon et Frithjof Schuon, qui se réclament du Sanatana Dharma tout en s’inscrivant dans le cadre de religions qui lui sont totalement étrangères, serait un pur produit de la mentalité de la Chute, une interprétation étroite et dévoyée de ce qu’est la sagesse première (5).

Pèlerinage du Mont Kailash
    Pour Capriles – qui contre-argumente les affirmations de l'orientaliste Giuseppe Tucci – le cœur de cette révélation première serait en réalité une forme de méta-chamanisme non-substantialiste pré-indo-européen (c’est-à-dire très antérieur à la culture kourgane qui fut le foyer d’expansion aryenne), que l’on retrouverait essentiellement dans les shes pa bcu gnyis ཤེས་པ་བཅུ་གཉིས attribués au tönpa Shenrab Miwoche (1800 ou 16000 avant J-C selon le mythe), le yungdrung bön, le Dzogchen du Zhang-Zhung, le « Shivaïsme dravidien », le taoïsme ancien (6) et le zervanisme, qui le propagea vers l’ouest via la Perse pré-aryenne... Toutes ces traditions ont en commun de se rassembler autour de la montagne sacrée Kailash et de n’être guère sensibles au non-dualisme acosmique de l’advaïta vedanta qui sert de base aux spéculations intellectuelles de Guénon. Pour ces traditions, la vérité n’est pas du tout le « dévoilement de l’être » dont parle Heidegger, et encore moins une « sortie du cosmos » partant chercher ailleurs ce qui, suite à la Chute, ne serait plus accessible ici. C’est au contraire une alèthéia au sens strict qui n’est pas une simple adéquation entre l’intellect et la chose mais ce qu’Héraclite, fort mal compris par Heidegger, nomme inséparablement logos-phusis. En cette gnose anoïaque, c’est-à-dire libre des erreurs de la noïa et constituant la (co)gnitivité totale appelée rig pa རིག་པ་ dans le Dzogchen, il n’est nullement question de cultiver quelque forme d’auto-conscience que ce soit (ce qui enferme nécessairement dans une ekanoïa plutôt que déployer la métanoïa), contrairement à ce que suggèrent désormais les spiritualités modernes, traditionalistes inclus. Car nous n’avons plus affaire ici à un type mental qui, à la manière des platoniciens, partage la réalité selon une structure diastasée. Il est plutôt question d'une (co)gnition non-fragmentée, qui ne scinde pas les gestalten sensoriels en figure et fond et ne distingue plus du tout entre sujet (ou pôle noétique de la connaissance) et objet (pôle noématique). Sauf à déformer et mésinterpréter considérablement ces types de spiritualité, il est inapproprié de leur appliquer les catégories habituelles du théisme comme par exemple l’immanence, la transcendance, l’identité suprême... Platonicien, Schuon persiste pourtant à vouloir analyser des traditions comme celle des lakotas dans les termes métaphysiques propres au monothéisme. Au final et sous prétexte de les expliquer, il les détruit et les occulte autant que les interprétations matérialistes ou New-Age qui en sont faites. Si tradition primordiale il devait y avoir, elle ne saurait être que négatrice de sa définition par une école particulière et ne consisterait en tous cas pas à planer constamment dans le ciel des idées, « là-haut », pas plus que n’y serait dit « en-bas » ou « inférieur » ce qui simplement apparaît ici. Le terme même de tradition primordiale indique que ce n’est déjà plus de tradition primordiale dont il est question. Les notions mêmes de verticalité et de transcendance, si chères aux symbolistes guénoniens et shuoniens, témoignent en réalité selon Capriles d’une mentalité de la Chute bien plus qu’elles ne situent la tradition première. Si ce paragraphe laisse mon lecteur perplexe, je lui conseille de lire ce très court texte qui montre ce qu'il en est de l'état premier de manière plus simple, bien que je le situe à un moment historique qui n'est pas le bon, par simple facilité narrative.

Mongolian Jesus by IJ
    Ceci mériterait mieux que des notes éparses, mais développer davantage m’éloignerait du propos initial. Simplement, le discours traditionaliste et sa métaphysique n’ont rien d’universalisable, à moins de manipuler et altérer les formes traditionnelles investies. Le Christ perçu par un hindou sera un avatar, là où un musulman reconnaîtra un prophète qui n'est pas Dieu et le New Age un maître ascensionné ou un initié. On distingue là les positions christologiques monophysite et arianiste. Si l'on s'en tient à ces considérations totalement extérieures à la Révélation du Christ lui-même, le génie du christianisme, tel qu'il se dit et se formule métaphysiquement, est tout simplement nié et escamoté, quand il n’est pas simplement qualifié d’erreur, d’exotérisme ou d'innovation indue. L'universalisme revendiqué par les écoles traditionalistes est semblablement superficiel et adultérant, parce que prétendant partir d’un point de vue universel, il est en réalité toujours local, déterminé et très particulier. Telles sont les limites des approches d’une religion à partir de critères induits par une doctrine qui lui est extérieure et c’est pourtant la méthode qu’utilisent les ésotéristes qui affectent d'être au-delà des formes traditionnelles, mais à partir d'une forme guénonienne dans laquelle ils s'enferrent, souvent bien plus que dans les formes traditionnelles elles-mêmes. Il en sera ainsi tant que l’on assurera parler du seul point de vue désincarné de Dieu, sans avoir la moindre conscience de ses déterminations et orientations culturelles, de son corps et du lieu d’où et avec lequel on parle (7).
 
Gethsemane in Tibet by IJ
    Ainsi, lorsque Guénon écrit sans prendre la peine d’argumenter son propos : « il est affirmé partout que la Tradition primordiale eut tout d’abord son siège dans les régions hyperboréennes » (8), ou lorsqu’il traite de la Grande Ourse ou du sens des circumambulations, il universalise un point de vue en réalité borné par son eurocentrisme. Les traditions du sud n’ont que faire de ces considérations dans la mesure où ni la Grande Ourse, ni l’étoile polaire n’apparaissent dans le ciel austral. Il est donc fort douteux qu’à leurs yeux, la source des traditions andines soit un Nord hyperboréen dont ils n’ont pas même l’idée, ni même un « centre secondaire », tel que l’Atlantide ou la Lémurie, projections et délires occultisants typiques, charriés encore une fois par cet ésotérisme d'occident. 

    Il est temps maintenant de parler des traditions andines telles que perçues par le prisme traditionaliste. Afin de montrer comment celui-ci se projette sur les contenus andins avec un simplisme dont le ridicule est parfois, il faut bien le reconnaître, inversement proportionnel à ses prétentions élitistes, il est nécessaire de contextualiser précisément les sources écrites sur lesquelles on s’appuie.

LES CHRONIQUEURS

    AU MOMENT DE LA CONQUÊTE, l’Église Catholique Apostolique et Romaine contrôlait très sévèrement la connaissance. Quel que soit le domaine concerné, elle administrait à toute information une censure préalable et allait jusqu’à punir de mort toute déviation du dogme. On constate comment, à partir de 1577, Historia general de las Indias, l’œuvre de l’historien Francisco López de Gómora qui parlait en 1554 de la religion des indiens, est rééditée en expurgeant les longs passages qui y étaient consacrés. De même, le travail remarquable de Bernardino de Sahagún sur les mésoaméricains, Historia general de las cosas de la Nueva España, est réduit à la clandestinité du fait de l’interdiction faite par Philippe II d’étudier le passé et les idolâtries des païens, ce qui est loin de faciliter la connaissance des pratiques religieuses indiennes. Cette propension à étouffer tout ce qui pouvait contredire le christianisme d’alors – et c'est un catholique convaincu qui le dit – s’exerça aussi en Amérique après la Conquête et affecta donc les chroniques provenant du Nouveau Monde. La Vice-royauté du Pérou fut sous la sujétion de fer et le contrôle idéologique de l’Extirpation des Idolâtries, nom que l’on donna à la Sainte Inquisition en Amérique latine.

Vous êtes sûr qu'il s'agit de Viracocha ?
Pas moi !
    Ce qui toutefois est paradoxal, c'est que ce sont précisément les chroniques – de celles écrites par la soldatesque jusqu’aux plus encyclopédiques de Pedro Cieza de León, en passant par l'œuvre quasi théologique de l'Inca Garcilaso de la Vega ou, découverte plus récemment en 1908, celle de Guamán Poma de Ayala  – qui constituent la base du roman national des états andins. De nos jours encore, les petits quechuas et aymaras apprennent à l'école quelles étaient les croyances des incas en étudiant ces œuvres qui leur disent que les incas furent des platoniciens croyant en un dieu créateur et suprême, bien qu’ils fussent en réalité animistes et adorateurs des Huacas. C’est dire l’importance stratégique qu’ont eu les chroniques dans l’entreprise d’altération et de destruction des religions andines. Ce sont en effet ces textes qui ont formaté les esprits. Ils contiennent certes nombre d'informations précieuses, mais il ne faut surtout pas les étudier sans précautions. Ne pas recourir à la méthode historico-critique en pareil contexte équivaudrait à entériner une version peut-être trop christianisée et déformée de ce que furent les incas. Et c’est pourtant ce que font encore les traditionalistes, qui y trouvent confirmation de leur biais universaliste, tant les indiens ressembleraient aux chrétiens, aux musulmans, aux hindous, aux grecs, confirmant ainsi l’existence de la Tradition Primordiale. Dans un article de la revue Études Traditionnelles, déni et préjugé apparaissent clairement dans la déclaration suivante du guénonien Jean-Louis Grison :

    « Les incas voyaient, eux aussi, la destinée humaine selon une double perspective. D’une part, le Hanan Pacha, ou « Monde d’en haut », constituait une sorte de paradis où étaient récompensés les gens vertueux, et, bien sûr, les membres de la noblesse, dont on ne pouvait imaginer qu’ils fussent pécheurs. Ce domaine semble avoir été regardé comme un prolongement de la vie terrestre, mais il a pu symboliquement évoquer un état d’ordre supérieur. D’autre part, le OccoPacha (sic), ou Ucui-Pacha (sic), destiné aux pécheurs, où l’on souffrait de la faim, de la soif, où l’on n’avait que des pierres en guise de nourriture.
    D’aucuns ont estimé que, chez les Incas, ces conceptions devaient avoir été, sinon introduites, du moins influencées par le Christianisme.
    Certes, elles se rapprochent de croyances similaires sur la vie future enseignées par les traditions monothéistes. Mais en fait, les diverses expressions doctrinales ne sont pas liées à des questions d’influence ou de contact ; elles possèdent leur réalité et leur vitalité propres, tout en découlant de la Tradition primordiale.
    Une remarque analogue, et d’une importance plus grande encore, pourrait être faite en ce qui concerne les conceptions des Aztèques et des Mayas. Leurs descriptions des divers états posthumes sont extrêmement voisines de celles que l’on rencontre parmi les traditions ésotériques de l’Occident, et en particulier, pour ne citer que les plus connues, de celles que contiennent l’« Enéide » et la « Divine Comédie ». Aussi sommes-nous tentés de voir là, au-delà des données proprement religieuses, une allusion assez claire au processus initiatique, et aux divers états par lesquels passe l’être an cours de sa réalisation spirituelle » (9).

adapté en BD par Gonzalo Macalopú Chiu, 2021.
    Si les contenus des croyances des incas ressemblent à ceux du christianisme, ce n’est donc pas à cause de l’influence du christianisme, mais parce qu’existe une tradition primordiale commune. Le déni et l’aveuglement sont d’autant plus aberrants ici que l’auteur, ne citant aucune source (il s'appuie sur la première partie des Comentarios Reales et le livre V, chapitre 2, de La Florida del Inca du très catholique Garcilaso de la Vega), produit une description grotesque des états posthumes chez les incas qui ne correspond même pas à ce qu’en disent les études ethnographiques. Dans son Extirpación de la idolatría del Pirv écrite à Lima en 1621, Pablo José de Arriaga reproche justement aux indiens de ne pas croire au paradis ni à l’enfer : « Ils distinguent que là-bas, il ne doit y avoir ni peine pour les méchants, ni récompense pour les bons ». La courte étude de Federico Kaufmann Doig intitulée Ultratumba entre los antiguos peruanos montre grâce à la documentation iconographique que la vision qu’avaient les péruviens anciens de l’après-vie n’était qu’une continuité de la vie normale sans Paradis ni Enfer : « L'existence dans l'au-delà était imaginée comme une continuation du mode de vie que l'individu avait connu dans le monde terrestre. De cette façon les paysans continuaient à cultiver leur terre, tout comme les hiérarques continuaient de diriger leurs sujets en conservant leurs privilèges. ». Pour des raisons catéchétiques les catholiques le firent aussi, mais c’est une grossière erreur que d’assimiler le Hanan Pacha au Paradis et le Uku Pacha à l’Enfer, erreur qui s’explique par le fait que l’on projette un univers spirituel occidental très fortement ouranisé sur des conceptions religieuses en grande partie protégées de cette échappée ouranisante et puissamment connectées aux forces à la fois telluriques et cosmiques. Précisons au passage que le mouvement d’ouranisation, évoqué en histoire des religions tout d’abord par Eliade sous l'aspect de l'ouranisation du Dieu suprême (10), et développé ensuite par Couliano qui envisage cette fois-ci l'ouranisation de l'enfer entrainant la démonisation du cosmos à partir du premier siècle (11), n'est pas sans concerner déjà la démonisation de l’infra-monde lui-même, phénomène particulièrement observable lors de la rencontre du Vieux et du Nouveau Monde, qui va rapidement modifier la conception initiale des cosmovisions indiennes, le Vieux Monde étant devenu totalement incapable de comprendre que l'infra-monde puisse être autrement que diabolique et chargé de puissances exclusivement néfastes (12).

    Quoi qu'il en soit, le contexte de conquête, où une religion catholique militarisée rencontre d’autres formes de religiosité, est ici nié par Jean-Louis Grison qui cultive l’approche anhistorique de Guénon. Voyageant dans l'abstrait, on aboutit à une négation des évidences et une déformation des traditions présentées. Les ressemblances entre ces traditions s’expliquent pourtant moins par la tradition primordiale que par une interférence chrétienne tout à fait patente. Je fais en sorte d'illustrer cette partie de mon étude par des extraits de l'adaptation en bande dessinée de la Relación de antigüedades deste Reyno del Pirú, œuvre de l'indien Joan de Santa Cruz Pachacuti Yamqui Salcamaygua datant du début du XVIIème siècle. Le syncrétisme que ne semblent pas vouloir remarquer ceux des guénoniens qui y trouvent confirmation de leur biais et citent les chroniqueurs sans recul y apparaît avec vivacité. Comme nous le verrons plus bas, certains guénoniens s'émerveilleront même de l'extraordinaire « synthèse » et « convergence » proposée par ces manuscrits... Mais poursuivons notre travail de contextualisation.

    La mission de l’Église est de convertir au Christ et elle dispose pour cela d’une doctrine invariable depuis le premier siècle qui est celle des « semences de vérité » (Justin Martyr, Clément d’Alexandrie, Origène). Il suffit de consulter l’actuel catéchisme de l’Église pour en découvrir la substance non concordiste, bien qu'ouverte. Il n’y est pas dit que toutes les religions enseignent la même chose et ont le même but, mais que dans toute religion se trouvent des éléments préfigurant et préparant l’avènement du Christ, tandis que l’Esprit-Saint est toujours libre d’y souffler pour produire des sages. Le christianisme reste et demeure LA Révélation. C’est ce que nous découvrons chez les chroniqueurs ambitionnant de catéchiser les indiens plutôt que les démoniser. À cette doctrine s’additionne une pastorale précise et militante, une méthode de conversion déjà bien rodée.

    Lorsque les prêtres vont à la rencontre d’une autre religion, ils recherchent en tout premier lieu les traces du Dieu unique et créateur, car selon la doctrine et à défaut de révélation trinitaire, une civilisation avancée ne peut qu’avoir découvert l’existence du Dieu suprême par la raison naturelle (Saint Augustin, Thomas d’Aquin). Garcilaso de la Vega Inca mentionne donc que le huitième Capac Inca Hatun Topac, découvrit Dieu par ce moyen et changea alors de nom pour s’appeler Viracocha Inca, prédisant par ailleurs que les incas perdraient leur idolâtrie et leur terre à cause d’une invasion d’origine lointaine. Le sévillan José de Acosta écrit dans son Historia natural y moral de las Indias que Pachacuti Inca Yupanqui, qui succéda à Viracocha Inca, eut également une vision de Dieu qui lui permit de vaincre les Chancas et d’initier la transformation du petit royaume Inca en vaste empire.

adapté en BD par Gonzalo Macalopú Chiu, 2021.
    Ceci est très important, car l’absence de ce Dieu unique signifie pour les chrétiens de l’époque une absence de raison. Or, ne pas être doté de raison équivaut à ne pas être tout à fait humain et donc, être esclavisable et traité comme du bétail. « Peu doués pour l’intellect, ce sont des esclaves par nature » (13) annonce Sepúlveda, contempteur aristotélicien des indiens lors de la Controverse de Valladolid. La menace est si sérieuse que les chroniqueurs les plus sensibles à la condition des indiens (Garcilaso, Blas Valera, Las Casas, Poma de Ayala...), sont aussi les plus enclins à retrouver le Dieu unique dans la religion inca qu’ils christianisent autant qu’ils peuvent, ce à quoi collaboreront aussi dans l’urgence beaucoup d’indiens. Car si, par malheur, ce Dieu n’existe pas dans la religion autochtone, il est nécessaire de l’inventer à tout prix. C’est pour les indiens une question de survie, une manière aussi de se hisser à égale hauteur des envahisseurs. En Amérique centrale, les franciscains inventeront Hunab Kú. Chez les Mapuche, on étendra le sens du dieu tribal Ngenechén. Dans les Andes, on exhumera un dieu pré-incaïque presque oublié pour en faire le Dieu unique et créateur. Il ne s’agit pourtant que du dieu de l’eau nous dit Kaufmann Doig ; le dieu de l’océan, précise César Itier qui, avec nombre de spécialistes comme María Rosworowski (14), notera que Viracocha ne devint pan-andin que par la propagande de l’Église Catholique elle-même. Dans les Andes, les prêtres chrétiens iront jusqu’à créer peu à peu la figure d’un prédicateur chrétien antique (assimilé comme en Inde à Thomas ou Barthélémy apôtres), pour expliquer la présence des « semences de vérité » dans la religion des indiens et permettre les relectures chrétiennes de certains mythes et symboles andins. Il y aurait donc eu, selon eux, une tentative ratée d’évangélisation antérieure à l’arrivée des espagnols. Il s’agissait d’un homme blanc et barbu nommé Viracocha, qui réalisait des miracles et portait un bâton et un livre (Sarmiento) ou un bréviaire (Betanzos), objets alors inconnus dans les Andes. L'étude attentive des chroniques du Nouveau Monde permet de suivre pas à pas l'invention et la construction de ce mythe de l'avatar Viracocha par les chrétiens eux-mêmes, un mythe qui n'a rien d'originel mais que reprennent tous les ésotéristes.

adapté en BD par Gonzalo Macalopú Chiu, 2021
    Sans la méthode historique, la confrontation des textes entre eux, l’archéologie et l’ethnographie, on ne voit pas tout cela et on le voit d’autant moins que l’on suit le biais de confirmation d’hypothèse d’une tradition primordiale plutôt que l’évidence d’une christianisation active, voire brutale. Rappelons qu'à moins d’être des croyances et des dogmes, les théories de Guénon et de Schuon ne sont pas des œuvres sacrées indiscutables, mais des considérations sur le sacré conditionnées par un contexte et portées par une posture idéologique particulière. Les connaissances dont ces auteurs et ceux qui les suivent disposent sur certains sujets sont très limitées et continuent de l’être, en dépit du déni acharné des plus arrogants de leurs représentants, qui s'offusquent de voir appliquée la méthode historique à leurs idoles. Aussi profanes, aussi méprisablement universitaires soient-elles, ces connaissances peuvent avoir considérablement changé la donne chez les misérables non initiés, incapables de comprendre, les pauvres, que toutes les traditions sont dérivées d’un seul principe et reviennent finalement au même (condition sine qua non de l’ésotérisme depuis Guénon semble-t-il). Il est bien dommage de constater que les épigones des élites traditionalistes, « là-haut », quelque part « très au-dessus » des contingences de l’histoire humaine, ne tiennent pas du tout compte de ces données bien réelles. Concernant le domaine andin, je songe notamment aux cas de Federico González Frías, Jean-Louis Grison, Francisco Ariza... Mais ils sont nombreux les amateurs (15) de Guénon et Schuon qui reprennent à tue-tête et sans recul les idées toutes faites propagées par les chroniques de la Conquête, les récits des vainqueurs.

    La méthode historique méprisée par ce courant s’avère indispensable concernant l’usage ésotérisant que l’on fait des chroniqueurs car sans cela, les ésotéristes ne font pas autre chose que ce que certains de ces chroniqueurs ont produit : syncrétiser, défigurer les doctrines religieuses d'autrui pour fabriquer du même conforme à leur attente et répéter des erreurs formelles. On peut comprendre bien sûr que le croyant répugne à la critique historique lorsqu’il s’agit de textes ou de doctrines considérés par lui comme sacrés, mais les écrits des chroniqueurs lusophones et hispanophones ne le sont pas davantage que les productions traditionalistes modernes et nécessitent donc d’être analysés et contextualisés très soigneusement.

Relación de las costumbres antiguas de los naturales del Pirú
    Lisons par exemple la Relación de las costumbres antiguas de los naturales del Pirú, texte anonyme découvert et publié à la fin du XIXème siècle, attribué non sans controverses au métis jésuite Blas Valera. Sans la distance critique nécessaire, on en déduira que les Incas étaient presque semblables aux catholiques ou n’attendaient plus que nous pour le devenir. Établie sur le Principe Suprême, la structure de leur religion était remarquablement conforme aux critères proposés par René Guénon. Ils adoraient un Dieu unique et créateur de tout appelé Illa Tecce, « Lumière Éternelle ». On peut lire en marge du texte ci-contre que : « Illa c'est comme le El hébreu, le Ela syrien, le Theos grec, le Deus latin. Tecce équivaut à principium rerum sine principio  ». Les incas constituaient une Église et avaient un corps sacerdotal hiérarchisé avec au sommet un chaste pape (Vilahoma) qui ne devait avoir jamais touché de femme, des intellectuels initiés appartenant à la noblesse (amautas), des prélats de rangs divers (Hatun willca, willcas, yanawillcas), des devins (huatuc) et même des confesseurs (ichuris), des nonnes (acllas), des novices (huamac), des ermites (huancaquilli), des monastères où était pratiquée la vie contemplative et la chasteté. Il est évident que ce texte très tendancieux doit être confronté aux autres chroniques et que l’on doit identifier son but et son contexte. C’est pourtant ce que ne font à aucun moment des auteurs guénoniens comme Federico Gonzalez Frías et Francisco Ariza avec des chroniqueurs tels que Poma de Ayala et surtout Garcilaso de la Vega Inca. Pire encore, ces initiés considèrent avec mépris et veulent corriger ceux dont le métier consiste justement à étudier ces peuples, selon les sciences anthropologiques, ethnologiques et historiques.

LA PRISCA THEOLOGIA DE L’INCA

    RECONNAISSONS TOUTEFOIS QU'IL est extrêmement difficile pour un pérennialiste de garder l’esprit critique face à un auteur comme Garcilaso de la Vega Inca dont l’œuvre, si remarquable au plan littéraire, concorde merveilleusement avec les thèses universalistes. Si le terme en nos langues vulgaires n’était pas apparu beaucoup plus tard, Garcilaso pourrait presque être désigné comme un symboliste adepte de l’ésotérisme, tant les sources auxquelles il puise sont proches de ce que nous appelons aujourd’hui « ésotérisme ».

Les Armoiries de l'Inca
    Baptisé, profondément chrétien, formé aux armes et aux lettres, Garcilaso reçoit également une éducation indienne. Fils d’un noble espagnol d’Estrémadure et d’une princesse inca issue de la panaca de Inti Cusi Huallpa Huascar, le XIIème Sapa Inca, il part à 20 ans de son Pérou natal. Son oncle lui laisse une maison à Montilla, proche de Cordoue, où il vivra sa vie durant. La marquise de Priego lui donne généreusement accès à sa vaste bibliothèque. C'est son premier contact avec les œuvres des humanistes de la Renaissance. Il fréquente des pères jésuites issus de familles de convers et férus de cabale, de magie, d'alchimie. C'est le cas de l'architecte Juan Bautista Villalpando qui rêve d'un édifice parfait fondé sur sa monumentale exégèse d'Ezéchiel, rédigée en trois tomes. On peut citer aussi le peintre et alchimiste Pablo de Céspedes, ou encore  le poète et historiographe Ambrosio de Morales. Ces trois religieux de Cordoue ont en commun d'être proches des activités du cercle de l'Escurial (16), groupe lullien formé à l'initiative du Roi Philippe II et chargé d'étudier les sciences ésotériques. Garcilaso n’écrira les célèbres Comentarios Reales qu’une fois bien avancé en âge, acquérant entre temps une immense culture classique et une connaissance approfondie des auteurs de la Renaissance. Parmi les livres de sa bibliothèque répertoriés à son décès en 1616 : Platon, Aristote, Cicéron, Jules César, Ovide, Plutarque, Dante, Marsile Ficin, Albert le Grand, Raymond Lulle, Werner Rolewinck, Fray Luis de León, Pic de la Mirandole, Flavius Joseph, Philon d’Alexandrie et surtout, le cabaliste néo-platonicien Léon l’Hébreu (Judas Abravanel), dont il traduira en espagnol les remarquables et hermétisants Dialogues d’Amour (1586), mis à l’index par le Vatican en raison de leur contenu théosophique et ésotérique.

Traduction par l'Inca des Trois Dialogues d'Amour
    Le prisme au travers duquel Garcilaso de la Vega traite de la culture et de la religion des incas n’est donc évidemment pas neutre. Sa démarche est dès le départ de faire entrer les incas dans le vaste champ de l’histoire universelle, pour en sauver la mémoire sous le meilleur jour. Son but n’est pas de présenter la tradition des incas telle qu’elle est. L'idéalisant, il veut l’amalgamer non seulement au christianisme mais l'égaler à toutes les traditions occidentales préchrétiennes, qu’il s’agisse de la Rome antique, de la Grèce ou du judaïsme. Il a recours pour cela à une méthode précise qui est celle des grands penseurs de la Renaissance qu’il admire, notamment Ficin et Pic, qui tentent de leur coté de rassembler en un vaste syncrétisme, disons une synthèse, les sources précédant le christianisme récemment parvenues à leur connaissance, à savoir l’orphisme, l’hermétisme, la cabale... Toutes constitueraient une sorte de pré-révélation, colligée par eux sous le nom de Prisca Theologia. On peut y reconnaître, non sans d’importantes nuances, l’un des ancêtres de la notion guénonienne de tradition primordiale (17).

Le célèbre "dessin cosmogonique" de Pachacuti Yamqui

À ce titre, les traditionalistes et les pérénnialistes ne peuvent que tomber sous le charme des Comentarios Reales de Garcilaso de la Vega Inca. Que ce soit explicitement ou implicitement, Garcilaso n’a cesse de comparer ses ancêtres aux grandes figures occidentales de la tradition antique, suivant une démarche symbologique qui n’est pas sans rappeler la méthode de Guénon et de Schuon, quoique plus allusive. Manco Capac qui fonda Cuzco en y plantant son bâton d’or est comparé à César ou à Moïse. Cuzco est une nouvelle Rome, ou une Jérusalem dont le Temple de Coricancha est semblable au Temple de Salomon, lequel Salomon est comparé d’ailleurs au neuvième Sapa Inca Pachacuti Inca Yupanqui. Les quatre fleuves du Pérou sont semblables aux quatre fleuves sortant de l’Eden, bien qu’il faille forcer considérablement l’hydrographie pour cela. Carmen Bernand remarque au passage qu'en décrivant chacun de ces fleuves pour établir leurs correspondances précises avec ceux de l’Eden, Garcilaso calque et copie exactement les caractéristiques qu’en donne Flavius Joseph, sans se soucier de la géographie réelle. La langue secrète des incas est une langue divine, langue d’Adam comparable dans sa conception aux spéculations les plus avancées de la cabale (18). La description du gouvernement des incas n’évoque pas par hasard la République de Platon. Les conceptions religieuses des incas sont soigneusement distillées au filtre du platonisme de Léon l’Hébreu. Certes les incas reconnaissent le Soleil comme divinité, mais ce n’est pas de l’idolâtrie puisque celui-ci n’est que l’aspect visible du vrai et unique Dieu Pachacamac. Garcilaso reprend ici l'argumentaire du cabaliste toscan qui affirme en effet dans ses Dialogues d’Amour que la vraie lumière est celle de l’entendement divin dont le soleil n’est que l’image visible. D’où la dualité Pachacamac/Inti dont on ne trouve trace dans les chroniques que chez Garcilaso, qui suit scrupuleusement l’utopie du platonicien qu’il a traduit et admire. Le récit de Garcilaso est bien, en effet, celui d’une utopie contrariée, qui s’inspire d'un genre littéraire affirmé à la Renaissance par l’œuvre fameuse de saint Thomas More Utopie (1516), précédé entre autres par le De Differentiis de Gémiste Pléthon (1452) ou le Hypnerotomachia Poliphili du vénitien Francesco Colonna (1467), et poursuivi par le Pantagruel de Rabelais (1532), La Cité du Soleil de Tommaso Campanella (1602), Les trois manifestes rosicruciens (1614-1616), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1626) et bien d’autres…

La bibliothèque de l'Inca Garcilaso
    Le maçon guénonien Federico González Frías n’erre donc pas, qui inscrit les Comentarios Reales de Garcilaso de la Vega Inca au chapitre X de son livre Las utopías renacentistas, esoterismo y símbolo (19), judicieusement suivi d’un chapitre XI où sont évoqués parmi d’autres les Dialogues d’Amour de Léon l’Hébreu, qui appartiennent effectivement au même genre. Mais l’erreur consiste à intituler ce chapitre X : Le réalisme utopique américain et à y déployer les thèses comparatistes et symbolistes guénoniennes de la Tradition Primordiale, sans jamais s’interroger sur la réalité des données syncrétiques utilisées pour décrire les cultures indiennes. Collaborateur de González Frías, Francisco Ariza fait de même dans un texte court intitulé El Inca Garcilaso, síntesis de dos mundos. Trop heureux de trouver là une éclatante confirmation de la tradition universelle, l’auteur salue les remarquables convergences des deux mondes et se félicite de l’extraordinaire esprit de synthèse de Garcilaso. Mais là encore, il ne questionne pas la licéité, les sources, la finalité et l'exactitude de cet exercice universaliste de Garcilaso. Dans un autre ouvrage de Federico González intitulé El simbolismo precolombino, cosmogonía, teogonía, cultura (20), l'analyse, la véracité et la contextualisation des passages des chroniques cités ne sont pas davantage effectuées. On se contente de projeter le schéma de lecture guénonien sur des contenus ethnographiques choisis : méthode défaillante entérinant des idées syncrétiques comme preuves de convergence et de primordiale tradition. Nous connaissions l'Orient imaginaire, voici l'indianité fantasmée ; bref, l'indigénisme. 

    Le parallélisme de ces "méthodes" avec les procédés de Garcilaso lui-même est frappant. L'inca de Cordoue est peut-être le premier indigéniste de l'histoire, suggère Antoinette Molinié. On sait d’ailleurs que le but de Garcilaso est de contredire les diverses accusations de ses prédécesseurs à l’encontre des incas, quitte à nier certaines évidences. Ainsi, les sacrifices humains n’ont selon lui jamais existé. Comme il ne peut les nier tout à fait, il les met au compte des tribus soumises par les incas, alors que l’archéologie démontre que les incas eux-mêmes pratiquaient le sacrifice humain. Trouvant dans le platonisme le meilleur outil de construction d'un paganisme inca, Garcilaso assure que le culte des Huacas n’est pas idolâtrique, celles-ci n’étant pas à proprement parler des divinités. L’inca de Cordoue reconnaît certes le caractère sacré des Huacas, mais un habile tour de passe-passe sémantique sur le sens de ce terme quechua lui permet d’en euphémiser la signification. Il ne s’agirait finalement que d’objets dont la singularité provoquait l’étonnement et que les indiens collectionnaient à la manière des mirabilia des antiquisants amateurs de pierres bézoards. On ne saurait dire plus faux assure César Itier. Les influences platoniciennes de Garcilaso fonctionnent donc exactement comme les grilles de lecture guénoniennes projetées par nos contemporains. Elles lui permettent de trouver les arguments nécessaires pour montrer que les divinités Pachacamac, le Soleil, la Lune, la Foudre, la Terre, Viracocha, l'Inca lui-même, les momies des ancêtres ou les Huacas ne sont que les manifestations parcellaires d’un même Dieu unique. Ne pas adhérer à cette interprétation déformante serait selon Federico González un préjugé polythéiste, car la diversité des Dieux ne manifeste jamais que les multiples attributs de l’Être Universel ou Identité Suprême. Mais étaient-ce là les conceptions des incas ? Pas du tout. L'inversion accusatoire est particulièrement osée dans ce contexte traditionaliste qui, nous l’avons vu, impose partout son préjugé monolâtrique, même dans le bouddhisme. Federico González commet également l'erreur de comparer la religion des incas aux paganismes antiques d'Égypte ou de la Grèce alors qu'il s'agit bel et bien, comme nous allons le voir, de tout autre chose.

FRICTIONS RÉVÉLATRICES

Introduction du Manuscrit de Huarochiri par le père d'Ávila
    IL EXISTE UN TEXTE découvert en 1939 à la Bibliothèque Royale de Madrid (Mss 3169), que certains spécialistes ont comparé à une « bible andine » ou un « livre sacré quechua ». Le nom de l'auteur indien est inconnu mais le document a été enregistré et annoté par le père Francisco de Ávila, responsable de l'extirpation des idolâtries, chargé de détruire la religion des indiens. Ironie du sort, le message des Huacas parvient jusqu'à nous grâce à leur éradicateur. Écrit environ 75 ans après l’arrivée de Pizarro au port de Túmbez, le Manuscrit de Huarochiri est le seul texte quechua décrivant de façon complète les mythes, pratiques et croyances religieuses d’une province péruvienne au XVIIème siècle. Il suffit de le consulter pour se rendre compte de l’énorme différence existant entre les croyances des indiens et la description qu’en ont fait certains chroniqueurs et plus tard, les thuriféraires de la tradition primordiale. Il se trouve que la religion inca est aussi éloignée des monothéismes que des polythéismes antiques. Sa spécificité a d'ailleurs dérouté ceux qui tentaient de la faire entrer dans les catégories dont ils avaient l'habitude. Conrad et Demarest admettent que : « Le concept andin de divinité était extraordinairement fluide [...]. Essayer de faire rentrer de force des idées superposées et entremêlées dans des compartiments nettement séparés a rendu fous les espagnols. Le chroniqueur Betanzos était si déconcerté par les contradictions patentes des témoignages qu'il recueillait qu'il qualifia ses informateurs d'aveugles de l'entendement, et les chercheurs modernes qui ont prétendu séparer en catégories les croyances incas se sont sentis aussi frustrés que Betanzos [...]. Là où les complications des croyances incas sont les plus évidentes, c'est  les divinités majeures. Les chroniqueurs prétendirent adapter ce haut panthéon au modèle gréco-romain de dieux nettement spécifiés, chacun ayant une correspondance unique avec un corps astronomique ou un phénomène atmosphérique. Mais des études récentes ont montré l'erreur de cette perspective, car le panthéon supérieur ne se composait absolument pas de dieux au sens occidental »C'est ainsi qu'en tentant de comprendre le monde andin selon leurs critères, les chroniqueurs l'ont définitivement falsifié : « L'introduction dans les Andes du discours mythique judéo-chrétien a altéré et modifié substantiellement, non seulement les conditions de production du discours, mais également les fondement mêmes de l'ancienne logique du discours » (Urbano, Wiracocha y Ayar).

    Du point de vue théologique catholique, le syncrétisme ne se définit pas autrement que comme une inculturation ratée. Si la religion des Incas était si proche du monothéisme et si compatible qu’on le dit avec le christianisme, sa rencontre avec l’altérité religieuse n’aurait certainement pas abouti à ce syncrétisme qu'on lui connaît aujourd’hui. A contrario, on aurait tort de croire que le rejet fut total. Le catholicisme fut d'ailleurs accepté et l'on peut dire que désormais, les anciens territoires incas sont peut-être plus catholiques que les pays du vieux continent, quoique d'une façon tout à fait spéciale. Des zones de friction subsistent, indicatrices de ce qu'étaient réellement les antiques croyances. 

Photomontage d'un kallawaya sur sa page Facebook
    Les indiens n’eurent aucune difficulté à assimiler la figure des saints, de Marie ou de Jésus. Sans doute même furent-ils naturellement séduits par la grandeur et la profondeur de la proposition chrétienne. Souvenons-nous que les incas avaient déjà eux-mêmes ce pouvoir d’imposer, interdire ou innover n’importe quel culte. D'après un récit de Pachacuti Yamqui, le culte de Chuqui Chinchay, d’origine Chimú, fut transféré depuis la côte nord du Pérou jusqu'à Cuzco lors de la naissance d'Amaru Tupac Inca. Mobile, le panthéon des divinités pouvait donc être changé selon la volonté de l’Empereur, lui-même considéré comme Dieu, « principe générateur et vital », « le plus important de tous les êtres du monde ». Au chapitre XXIX de son Historia general del Perú, le père Martín de Murúa nous dit que c'était une habitude chez les incas d'intégrer des dieux étrangers à leur culte ; tellement qu'il y eut à Cuzco « un nombre infini de Huacas ». Les Huacas n'étaient donc pas immuablement les mêmes. Elles pouvaient même être détruites. Lorsqu’une lignée entrait en disgrâce, non seulement ses membres pouvaient être tués, mais sa mémoire était effacée en brûlant tous les quipus la concernant, tandis que les Huacas qu’elle honorait étaient éradiquées impitoyablement. En principe donc, les formes chrétiennes n’étaient pas inassimilables pour la mentalité indienne. Il y avait place et souplesse pour des cultes nouveaux apportés d'occident ; mais ce n'était pas réciproque car existait une contradiction de fond sur les logiques suivies. On remarque immédiatement que les figures chrétiennes d'adoration n'étaient adoptées qu’en partie par les indiens et automatiquement paganisées et amalgamées aux croyances locales. Ces résistances révèlent des spécificités qui démentent le discours niveleur des ésotéristes platonisants. Le plus inconcevable pour les indiens était d'ailleurs le caractère abstrait du Dieu chrétien, ainsi que l’idée d’une souche unique de tous les êtres humains. Carmen Bernand (21) étudie fort bien la question dans son livre sur La Religion des Incas. La structure de la société inca en lignées et panacas rendait en quelque sorte inassimilable l’idée d’une origine commune. Chaque communauté avait un récit propre de sa fondation, un lieu sacré originel ou pacarina qui lui était propre, des Huacas ou dieux qui la singularisaient. Seul le récent culte politique et solaire des incas unifiait religieusement l'Empire, tant bien que mal. Car là encore, tous les indiens n'étaient pas fils du Soleil...

    Le vocabulaire religieux andin est également un indicateur de singularités révélatrices. Il n'y a pas de mots pour diable, démon, prier, faux-dieu, idole, termes très utilisés par les prêtres et les chroniqueurs mais que les indiens ne pouvaient pas réellement comprendre. Comment l'idée d'un faux-dieu pourrait-elle être pensable, puisque que les indiens ne doutaient pas du dieu du voisin, ni même de celui de leur pire ennemi ? De toute façon, même le mot «dieu» n'existe pas en langue runasimi, celle qu'on appelle chez les chroniqueurs la langue générale du Pérou, plus connue sous le nom de quechua. De nos jours encore, les quechuophones parlant de Dieu utilisent le terme espagnol « Dios », ne disposant pas d'équivalent. À cette dernière remarque, les ésotéristes traditionalistes ont une réponse toute faite, détachée de la réalité : l'absence de terme pour désigner Dieu ne signifie pas qu'on ne croit pas en un être suprême, mais que l'on s'abstient par respect de le désigner. Dans son livre sur Les Symboles Précolombiens, au chapitre VI intitulé Quelques erreurs philosophiques, et après avoir noté la réflexion du père José de Acosta : « On voit combien courte et faible nouvelle ils possédaient de Dieu qu'ils ne sachent même Le nommer », Federico Gonzalez écrit :

    « Il n'y a vraiment rien d'étrange au fait de ne pas nommer directement la déité. En outre, la doctrine Traditionnelle considère que l'Identité Suprême ne peut être nommée en raison de sa propre essence supra-cosmique, non assujettie à une détermination – donc au nom – qui s'exprime au moyen de ses attributs, c'est-à-dire les noms divins ; thème qui est évidemment étroitement apparenté aux archétypes platoniciens, sans mentionner le soufisme islamique et la kabbale hébraïque en vigueur durant le même espace historique, contemporains des civilisations précolombiennes. 
    D'un autre côté, les indigènes soumis par l'empire inca appelaient huaca la présence du sacré et du magique-tellurique sous n'importe laquelle de ses multiples formes ou manifestations (pierres, montagnes, rivières, astres, phénomènes célestes et terrestres, croisées des chemins, cultes aux morts, etc.), qui se trouvaient bien entendu partout dans un monde – et un espace mental – aussi sacralisé. C'est méconnaître la pensée symbolique traditionnelle – ignorer comment l'antiquité concevait et vivait le symbole – que déduire d'une simple lecture extérieure (en outre presque toujours assujettie à la mode), que les indigènes en étaient pour autant polythéistes, idolâtres, animistes ou naturalistes. Ils révéraient simplement les innombrables états d’un Être Universel – la déité, le saint – qui se manifestait dans leur environnement, comme des théophanies ». 

    Tout le livre est ainsi, la méprise est totale. Il va de soi que la « doctrine traditionnelle » s'impose ici aux incas comme jadis le christianisme. Rien n'a changé de cette mentalité et il s'agit bien là d'une « lecture extérieure » plutôt qu'intérieure à la tradition étudiée. En guise d'argumentaire, je vais me contenter de mentionner, parmi beaucoup d'autres, le texte documenté de Roberte Manceau, Le vocabulaire religieux chez les chroniqueurs du Pérou aux XVIème et XVIIème siècles. J'ose timidement différer sur certaines conclusions traduisant par exemple huaca par « réservoir d'énergie » et entérinant Viracocha comme divinité principale, ce dernier point n'étant à mon avis qu'un effet pizza. Mais ce travail montre comment les problèmes linguistiques rencontrés par les catéchètes mettent en lumière la spécificité réelle des croyances andines, plutôt qu'une identité supposée avec d'autres traditions, éradicatrice d'altérité et uniformisante. Sur l'idée de González : « Huaca la présence du sacré et du magique-tellurique », lesquelles huacas « seraient les innombrables états d'un Être Universel – la déité, le saint – qui se manifestait dans leur environnement, comme des théophanies », César Itier infirme complètement. Finalement, on retrouve dans l'herméneutique romantique de Federico González ce même malentendu qui fut celui de Schuon à propos des amérindiens du nord, cette même absence complète de réflexion sur la méthode. Pour le dire gentiment, on n'apprend rien de l'autre, on se contente de projeter sur lui des apriori. Dans l'incapacité de s'extraire des conceptions déterminées par la pensée d'élection, on voit ce qu'on a décidé de voir. Il est tout de même évident qu'on est très loin ici de ce que furent les cultures andines de la période précoloniale et de ce que sont les indiens actuels qui, d'une certaine manière, répètent des conduites symboliques spécifiques extrêmement difficiles à comprendre à partir des préjugés que nous venons de lire. Entre les colonnes, on professe ex cathedra à coups d'Identité Suprême, s'appuyant sur la lecture de cinq ou six chroniqueurs, quelques voyages et visites de musées. Cela ressemble aux articles sur le chamanisme et les indiens de la revue schuonienne Ultréia ou du magazine bobo Natives. Federico González connait tellement bien « la pensée symbolique traditionnelle » qu'il a une conception de ce que sont les croyances indiennes bien meilleure que celle des universitaires, mais aussi des personnes qui ont fait l'effort d'apprendre leur langue, dormir dans leurs chozas, participer à leurs rites, partager leurs confidences et leurs secrets pendant des années, entrer vraiment dans leur famille, en bref vivre avec eux. 

    À la suite de son texte, Federico Gonzalez cite une longue liste de traditions de tous ordres, païennes ou théistes, pour l'essentiel semblables aux incas pense-t-il : « Grecs, Romains, Égyptiens, Nordiques, Celtes, Chaldéens, Mazdéens, Hindous, Bouddhistes, Extrême-Orientaux, etc. [...] Dans le judaïsme, le christianisme et l'islam [...] ». Ce n'est toutefois pas en se référant aux grecs, aux égyptiens, aux soufis ou aux cabalistes que l'on comprendra les incas. Cette démarche ne convient pas davantage à la période contemporaine et aux communautés indiennes vivant encore, christianisées à leur manière, en marge de la modernité péruvienne ou bolivienne. En général, dans les Andes les opérateurs du sacré montrent sans expliquer. À cause des spécificités signalées plus haut par Conrad et Demarest, j'ai moi-même éprouvé les plus grandes difficultés à comprendre quelles étaient les logiques et procédures suivies par mes amis kallawayas, relativement à leurs pratiques et leurs liens aux Huacas. Sur ce blog, je n'ai jamais pu établir de panthéon concernant tant les divinités incas du passé que les sujets de culte aymaras ou quechuas. J'ai découvert bien plus tard que c'était tout à fait normal, car il ne s'agissait pas d'un paganisme du genre auquel nous autres occidentaux sommes habitués, et encore moins d'un monothéisme dissimulé derrière une multiplicité d'attributs divins, quoiqu'évidemment, les indiens croient désormais en un seul Dieu puisqu'ils sont devenus catholiques. Les enseignements traditionnels et ésotériques auxquels j'étais formé ne m'ont été d'aucun secours et ont même souvent nui à la compréhension de ce que je vivais. J'ai au contraire obtenu bien plus de lumières de la part des anthropologues et autres ethnographes méprisés par les traditionalistes, du fait qu'ils parlent justement de polythéisme, d'animisme ou de naturalisme... ces choses qui, nous l'avons vu, incommodent tant messieurs les « initiés ». Je me souviens encore de la joie éprouvée à la première lecture d'un livre de feu Ina Rösing, qui éclaira soudain ce que j'essayais en vain de comprendre depuis des mois, et ce malgré ma solide formation, tant traditionnelle qu'universitaire, et la présence quotidienne des maîtres kallawayas. Alors, les considérations immodestes des ésotéristes sur les sociétés indigènes... 

    Mais terminons notre évocation des frictions révélatrices qui invalident le discours guénonien et schuonien sur les indiens en donnant une piste de recherche supplémentaire. L'article étant déjà fort long, je n'en ferai qu'une courte mention, d'autant que j'ai déjà écrit à ce sujet.

Catéchismes quechuas et aymaras
    Les descendants des peuples soumis par les incas sont désormais catholiques et leur foi est puissante (22). Ils ont néanmoins conservé des structures sociales (ayllus), des rites et des pratiques spirituelles propres au monde andin. Pour décrire le monde spirituel andin contemporain, les spécialistes parlent de double appartenance, de syncrétisme, de catholicisme païen, voire de nouvelle religion chrétienne. Chacun de ces termes comporte des avantages et un grand nombre d'inconvénients. Non sans prioriser tout d'abord le discours indien sur lui-même et sur ses pratiques actuelles, l'autre lieu où s'expriment en creux des frictions révélatrices est l'Église et les catéchismes au temps des chroniques. Si l'on étudie quels sont les points sur lesquels insistent de façon inhabituelle les documents qui nous sont parvenus, on découvre bien entendu ce que pouvait être la mentalité indigène de l'époque et quels étaient les points doctrinaux frictionnels contre lesquels luttait l'église et que la catéchèse ne parvenait pas à effacer. Ce sont justement ces résistances qui ont produit la religiosité contemporaine de l'indianité. Il est donc possible d'en dégager les principes constitutifs des croyances originelles incas. Outre les chroniques, nous disposons à cette fin des documents du Troisième Concile de Lima et des différents catéchismes quechuas et aymaras, textes paradoxalement très étudiés par les chercheurs soucieux de comprendre la religiosité des incas. Gérald Taylor rassemble quelques unes de ces pièces sous le titre évocateur de El sol, la luna y las estrellas no son Dios... La evangelización en quechua, ce qui indique qu'il fallait bien en convaincre les indiens. Les pièces rassemblées par l'Extirpation des Idolâtries et autres ouvrages sont également des sources précieuses d'information, tout comme les sites de théologie américaine, théologie andine, théologie indigène... Utiles également les travaux effectués par les théologiens ou ethnologues actuels tels que Josef EstermannDiego Irarrázaval, Ina Rösing. Sans compter bien sûr les travaux universitaires de tous types... 

Portrait d'Atahualpa (Brooklyn Museum)
    Les éclairages ésotériques et traditionnels de type guénonien ou schuonien sont pour l'heure bien trop lacunaires, et leur herméneutique romantisée, pour donner une vision même approximative de ce que pourrait éventuellement être une métaphysique indigène. Ils aboutissent le plus souvent à la superposition d'une image fantasmée sur l'indianité réelle dont l'indigénisme est, en cela, comparable aux productions imaginaires du New Age. Les approches théologiques ne sont sans doute qu'exotériques et les historiques profanes, mais elles constituent une base d'investigation nettement plus honnête et respectueuse que les abstractions métaphysiques dont nous venons de contempler ici quelques brillants exemples. Je ne vois pas d'inconvénient à faire ésotérisme de l'indianité, mais force est de reconnaître qu'une telle démarche n'est pas envisageable sans une prudente analyse des méthodes et des sources, et sans contacts approfondis et permanents avec les cultures concernées. Pour s'informer de cela, il faudrait donc s'adresser à quelqu'un ayant à la fois une bonne connaissance de l'indianité et de la métaphysique. Aucun des traditionalistes cités dans cet article ne remplit ces conditions.

CONCLUSION

    OUI OU NON LES INCAS sont-ils conformes au modèle de tradition primordiale établi par les ésotéristes ? Nous avons vu au cours de ce texte combien la notion méritait d'être repensée, au même titre que nos rapports d'ésotéristes aux espaces, aux temps et aux religions autres que les nôtres. Je n'aurai donc pas l'effronterie de répondre à cette question qui finalement ne saurait intéresser que l'occidental et pas du tout l'indien. En revanche, je conclurai par une ouverture ésotérologique.

    L'irruption de l'ésotérisme occidental dans le monde andin est-elle un phénomène nouveau ? Nous avons vu comment Garcilaso de la Vega Inca en pose les prémices depuis le vieux continent. Me limitant à une perspective diffusioniste certes réductrice, je me demande quand l'ésotérisme d'occident a-t-il commencé à influencer l'indianité d'Amérique du Sud ? Et je détecte que ce n'est pas une mode récente, propre au tourisme de l'archéologie mystérieuse, au New Age ou aux mouvements occultistes du XIXème siècle. C'est au contraire très ancien, voire presque contemporain de la Conquête. Les étrangers venus d'Europe n'ont évidemment pas apporté que le christianisme, mais aussi toutes sortes d'hétérodoxies, de superstitions, d'occultismes et peut-être aussi l'ésotérisme. Introduisant le travail de Louis Girault, Thierry Saignes estime qu'un tiers des pratiques kallawaya reçoivent l'influence de l'occultisme occidental du XVIIème siècle. Mais c'est à mon avis exagéré. Outre l'usage divinatoire des jeux de cartes, Ina Rösing mentionne l'utilisation que quelques kallawayas font du grimoire goétique de Saint Cyprien, en complément de la kuti-mesa et de la yana mesa (23). Déjà au XVIème siècle, le voyageur et chroniqueur Sarmiento de Gamboa tombait en disgrâce lorsqu'à Lima on découvrit qu'il possédait deux anneaux nécromantiques. De nos jours encore, et sans qu'on y trouve des objets occultes contemporains, le marché des sorcières de El Alto (24) semble un conservatoire de pratiques médiévales disparues depuis longtemps en Occident. Mais l'ésotérisme proprement dit ?

Christophoro Parisiense, SUMMA MENOR
Étapes de l'Œuvre.
    M'intéressant aux cultes miniers, j'ai questionné il y a quelques années des amis kallawayas travaillant à la mine au sujet des métaux et des mythes qui leur sont associés. L'une des informations recueillies a particulièrement retenu mon attention. C'est l'idée que les métaux se reproduisent et ont une croissance, comme les personnes et les plantes. J'avais déjà rencontré cette conception chez Paracelse et en déduisis donc une forme d'unité des conceptions traditionnelles relativement aux métaux. Quelques années plus tard, je découvris une étude de Carmen Salazar-Soler (25), ethnologue qui a beaucoup travaillé sur l'anthropologie et l'histoire des mines. Elle relate un mythe beaucoup plus précis sur la naissance des métaux, entendu chez les mineurs de Julcani au Pérou : en gros, tous les métaux sont produits par deux serpents (amaru). Le premier est masculin et s'appelle Sulfuro (hispanisme) le second est féminin et s'appelle Llimbi (mercure en quechua). Étonnante conception qui rappelle fortement les textes alchimiques et métallurgiques de Georgius Agricola ou Colbus Frigerbius. Mais c'est là que j'ai compris qu'antérieurement, j'avais peut-être interprété comme convergence ce qui n'avait été qu'une influence espagnole ancienne. Encore le pizza effect, par lequel nous est renvoyé comme parfaitement autochtone quelque chose qu'en réalité nous avons nous-même antérieurement implanté (26). Le mythe colligé par Salazar-Soler n'est évidemment pas entièrement local. Il a été importé et la chercheuse le démontre : Au XVIIème siècle, deux prêtres férus d'alchimie vont fortement imprégner les savoirs miniers des Andes, lesquels sont déjà riches d'une symbologie exceptionnelle, héritée du cycle des métaux dans la culture Inca. Il s'agit du dominicain Miguel de Monsalve résidant à Lima, auteur d'un traité sur le mercure (1617) et du prêtre séculier Àlvaro Alonso Barba résidant à Potosi, le plus important centre minier des Andes. Spécialisé également en métallurgie, il est l'auteur d'un fameux Arte de los Metales (1640), abondamment traduit et diffusé, chargé lui aussi de notions typiquement alchimiques. Mais ce n'est pas tout.

    Grand érudit, le richissime Hernando, second fils de Christophe Colomb, créa l'extraordinaire Bibliothèque Colombine à Séville au début du XVIème siècle et acheta à grand prix nombre de manuscrits alchimiques et magiques qui y figurent toujours. Dans un article évoquant les influents groupes d'alchimistes de Séville, ville d'où partaient les bateaux pour le Nouveau Monde, Manuel Castilla Martos signale que les Archives Générales des Indes enregistrent de nombreux contrats concernant la partance pour l'Amérique de toutes sortes d'objets de fabrication alchimique, dès la fin du XVIème siècle. Qu'en est-il des livres ? L'historien de l'ésotérisme occidental de l'Université de Buenos Aires Juan Pablo Bubello, découvre dans ces mêmes Archives Générales des Indes un contrat au nom du libraire sévillan Luis de Pandilla, qui expédie en 1603 vers le Nouveau Monde plus de 700 livres. La surprise est de taille : Paracelse, Lulle, Augenius, Agricola, Ficin, Pic, Faye, Maternus, Della Porta, Lemnius, Carmona, Fernel, Gessner, Plotin, Bonus, Magnus, Fioravanti, Ulstadt, Mexía, Bacius, Trithème, Anglicus, Leonardi, Mattioli... toutes les disciplines sont représentées, de l'astrologie à la spagyrie en passant par la cabale et la théurgie. Les influences de l'ésotérisme occidental en Amérique latine sont donc effectivement très anciennes, et nous venons de voir comment l'indianité contemporaine peut restituer parfois cette inculturation antérieure de l'ésotérisme européen.
NOTES

(1) S'il reconnait qu'au plan sotériologique la position qui nie le soi est bien plus dangereuse que le personnalisme (atmavada), le bouddhisme se maintient à distance des deux extrêmes doctrinaux que sont l'éternalisme (sasvatanta) et le nihilisme (ucchedanta). Dans cette question-réponse inter-religieuse en vidéo transparaît non seulement l'absence de fonds commun à tous les êtres mais aussi l'enrichissement que constitue la confrontation des différences (yanantin) plutôt que la recherche souvent forcenée de similarités (masintin), laquelle déforme l'un et l'autre membres des religions comparées.

(2) Malheureusement, c'est presque une marque de fabrique. Daumal qui appréciait Guénon n'en souligne pas moins que  « Les guénonistes que j'ai connus étaient des fanatiques intolérants et, en général, assez étroits d'esprit ». (Lettre à Geneviève Lief, 1942). C'est la conséquence inévitable de la category mistake que j'ai signalée. Justifié par l'autorité et trop heureux de posséder enfin la doctrine qui écrase tout, l'initié parlant sur Dieu finit par croire que c'est du point de vue impersonnel et inquestionnable de Dieu qu'il parle. Mais l'orgueil qu'il en tire est bien souvent la preuve du contraire.

(3) Hallâj a souligné qu'Iblis est sans doute le plus grand des monothéistes absolus, lui qui refuse de plier le genou devant l'homme par amour de l'Un et parce que Dieu seul est. La satanisation de cet absolutisme devrait interroger tout monolâtre à la nuque raide (cf. Jad Hatem, Satan, monothéiste absolu selon Goethe et Hallâj, éditions du cygne, Paris, 2006).

(4) « ... typique de l’humanité déchue, dépourvu des moyens permettant d’en sortir car n’y est pas fait référence aux méthodes permettant la désoccultation primordiale et que sa mythologie est hiérarchique, comme il convient aux sociétés et aux psychismes divisés résultant de la 'chute', lesquels sont structurés verticalement, comme les humains 'ici-bas' qui, selon Cauvin, tendent leurs bras suppliants vers les dieux 'là-haut' » ( Estética primordial y arte visionario, éditions de la Chaire d'Études Orientales, Facultad de Humanidades y Educación, Universidad de Los Andes Mérida 2000, p.197). La référence à Jacques Cauvin (L’apparition des premières divinités, La Recherche n°195, Paris 1987) fera bondir le théiste qui, rapidement, parlera de vision profane, de matérialisme, d'anti-tradition, voire de contre-initiation, tant qu'on y est. Mais remarquons que Cauvin ne dérange en rien le bouddhiste qui s'y réfère. Il est donc probable que des notions telles que la contre-initiation ou l'anti-tradition dépendent parfois du topos d'où l'on parle et ne soient pas plus universalisables que l'est l'idée guénonienne de tradition primordiale.

(5) Renaud Fabbri souligne également une lecture partiale des doctrines attribuées dans ce contexte à l'hindouisme, puisque la notion guénonienne de tradition primordiale n'est pas vraiment un concept hindou, tandis que le Kali Yuga, tel que présenté par les œuvres de Guénon, souffre d'être fortement teinté d'un millénarisme monothéiste totalement étranger au Sanatana Dharma (cf. René Guénon et la tradition hindoue, la limite d'un regard, éditions l'Âge d'Homme, Lausanne, 2018). 

(6) Celui qui précède l’opposition des écoles de l’origination 仙 xian (alchimie des saints immortels 神仙 shenxian) et de l’inorigination ou réalité complète 全眞 quanzhen ( cf. Elías Capriles, Una tesis sobre el origen y los desarrollos del daoísmo a la luz de antiguos textos del Bön tibetano, revue Humanía del Sur, n°7 pp. 113-136, Centre d'Études Africaines et Asiatiques, Universidad de los Andes, Mérida 2009.

(7) Les indiens aymara sont extrêmement sensibles à cette question du lieu d'où l'on parle et pense. Leur langue utilise toutes sortes de « marqueurs de sources de l'information ». Si par exemple un professeur parle en espagnol à ses élèves aymaras de la façon dont Karl Marx a écrit Das Kapital, ils auront la sensation immédiate d'une présomption, l'impression que le professeur dit qu'il était présent avec Marx à Londres en 1860 et qu'il se tenait au-dessus de ses épaules pendant la rédaction du livre. (Cf. Anders Burman, Des lieux avec lesquels penser, 2012). C'est la raison pour laquelle, sans verser dans le nominalisme, un penseur indien comme Javier Lajo n'a eu aucune difficulté à percevoir que la doctrine à prétention globale de Guénon n'était en réalité que « glocale » ; non que le « glocal » soit en lui-même dangereux, bien au contraire, mais il le devient à coup sûr quand il n'est pas vu comme tel par un émetteur persuadé d'être absolument universel.

(8) Cf. Recueil, ‘les Centres initiatiques’, éditions Rose Cross books, 2013, p. 136.

(9) Les états posthumes chez les indiens d’Amérique, in Études Traditionnelles n°421-422, p.228, Paris 1970. Bien qu'elle me semble plutôt confuse en l'occurrence, je ne nie pas qu'il soit possible de trouver là « une allusion [...] au processus initiatique, et aux divers états par lesquels passe l’être au cours de sa réalisation spirituelle ». Je suis certain en revanche que ce n'est pas en s'appuyant sur cette attitude aprioristique et des données aussi faibles et non filtrées qu'on va pouvoir l'approfondir. Concernant les états posthumes dans le monde Maya, voici une étude qui tient compte, sans les nier, des influences de Virgile et Dante : El inframundo de los antiguos mayas par Roberto Romero Sandoval, éditions Universidad Nacional Autónoma de México, 2017. Je réserve à un autre article une bibliographie d'orientation plus complète sur les états posthumes en rapport avec l'initiation.

(10) « On ne peut pas réduire les Êtres Suprêmes à une hiérophanie ouranienne », (cf. Traité d'Histoire des Religions, chap. 2, pp. 47-116, éditions Payot, Paris 1964). Si l'auteur voit bien que la tendance ouranisante est une caractéristique des pasteurs qui impacte les conceptions métaphysiques, il en exagère considérablement l'importance en en faisant la cause de la personnalisation du dieu suprême et du tournant théiste (Cf. La réalité suprême dans les religions non-chrétiennes, ouvrage collectif, Studia Missionalia vol. 17, éditions Universita Gregoriana, Rome 1968).

(11) Cf. Ioan P. Couliano, Expériences de l'extase: Extase, ascension et récit visionnaire de l'Hellénisme au Moyen âge, chap. 2, éditions Payot, Paris 1979.

(12) Malgré une appréciation plus nuancée dans son Ésotérisme de Dante, on peut noter cette tendance chez Guénon lui-même dans son Règne de la quantité. Le passage du système géocentrique au système héliocentrique va renforcer plus encore ce mouvement d'ouranisation par une occultation totale de la mort et du monde souterrain, celui-ci étant particulièrement lié au cycle nocturne du Soleil que le point de vue héliocentrique fait en quelque sorte disparaître.



(15) Prenons, parmi beaucoup d'autres, l'exemple de cette vidéo qui, sans démériter, reflète l'absence de méthode de ce comparatisme. Il y aurait beaucoup à dire sur les trinités mises en rapport avant ce passage sur les incas mais je ne commenterai ici que ce qui nous concerne. L’anarchisme épistémologique règne ici autant que chez certains chroniqueurs du passé. La trinité Illapa, Inti, Viracocha suggérée par l’évangélisateur Cristobal de Molina en 1575 n’est ni crédible ni cohérente (Garcilaso ne la mentionne pas, Betanzos en suggère une autre, Sarmiento encore une autre et de même Acosta). Pourquoi pas une trinité Apu Inti, Churi Inti, Inti Guanqui, ou encore une trinité Apu Yaya, Apu Chiri, Apu Huaqui, bien plus cohérentes si l’on y tient ? Mais quel rapport auraient alors ces trinités avec la Trimurti hindoue et la chrétienne ? Trois hommes et trois femmes font-ils que les hommes sont des femmes dès qu'ils sont trois et inversement ? De nos jours, même les spécialistes de l’Académie Pontificale reconnaissent que Viracocha comme Dieu suprême et créateur fut une invention catéchétique, à la manière dont fut élaboré autrefois le syncrétique Serapis. Dans l'Annuaire d'Histoire de l'Église, Fernando Armas Asín étudie d'ailleurs très soigneusement la progression de cette évidente construction mythique par les chroniqueurs. On ne peut plus dire n’importe quoi de nos jours : les recherches ont bien avancé depuis le milieu du siècle passé et les ésotéristes qui n’en tiennent pas compte continuent de charrier de bien douteuses théories. Pourtant, les meilleurs spécialistes de ces questions évoluent en France : Pierre Duviols, César Itier, Antoinette Molinié, Carmen Salazar-Soler, Carmen Bernand, Thérèse Bouysse-Cassagne, Thierry Saignes, etc.

(16) Sous le regard du grand magicien et astrologue royal Juan de Herrera, constructeur du monastère de l'Escurial, ce groupe commence fort mal en se donnant un objectif aux antipodes de ce qu'est l'alchimie : fabriquer de l'or. On constate toutefois que ses travaux évoluent pour aboutir à l'or philosophal, ainsi qu'en témoignent les productions finales de l'alchimiste Richard Stanyhurst dédiées à Philippe II, mais aussi celles de Diego de Santiago ou Christophoro Parisiense, le bien nommé... Une impressionnante liste des participants au très discret cercle de l'Escurial figure de manière éparse (principalement aux tomes 3 et 4) dans l'œuvre du célèbre magicien et alchimiste bolognais Leonardo Fioravanti Della Fisica, elle aussi dédiée à Philippe II. Ce n'est pas une moindre surprise d'y découvrir le carme Jerónimo Gracián de la Madre de Dios, astrologue et disciple d'Hermès auteur d'un Diálogo de Alquimia définitivement perdu. Surprise car il s'agit d'un homme dont la béatification par l'Église est en bonne voie, qui fut le directeur spirituel de l'extraordinaire sainte Thérèse d'Avila (cf. José Ramón de Luanco, La Alquimia en España, Barcelone 1889 ; Juan García Atienza, La Cara oculta de Felipe II, alquimia y magia en la España del Imperio, éditions Martinez Roca, Madrid 1998 ; Juan Esteva de Sagrera, La alquimia y la política imperial de los Austrias, Université de Barcelone 1993 ; Javier Puerto Sarmiento, La panacea aúrea, alquimia y distilación en la Corte de Felipe II, Universidad Complutense, Madrid 1997). 

(17) Nuances fondamentales au sens où, utilisant la même méthode de la Prisca Theologia, René Guénon en inverse littéralement la direction habituelle. Il universalise depuis une abstraction plutôt que de rayonner à partir des siennes racines. C'est un peu le contraire de l'universalité d'un Léon Tolstoï : « Si tu veux être universel, parle de ton village » ou d'un Miguel Braga : « L'universel, c'est le local moins les murs ». Il existait aux temps de Guénon de nombreuses études de Prisca Theologia dont il s'inspira peut-être. Citons par exemple, en 1862, Les Traditions de l'Humanité ou la Révélation Primitive de Dieu parmi les païens de Henri Luken (volume 1 et volume 2), en 1858-1859, Le Monde Païen ou de la Mythologie Universelle en tant que dépravation aux mille formes de la vérité successivement enseignée par la tradition primitive, le Pentateuque et l'Évangile du marquis Hubert d'Anselme (volume 1 et volume 2), ou encore en 1827, parce qu'on est sûr qu'il l'a consulté étant donné qu'il fut publié antérieurement en appendice aux Soirées de Saint Petersbourg (pp. 371-474) de Joseph de Maistre sous le titre d'Éclaircissement sur les sacrifices, Rédemption du genre humain annoncée par les traditions et les croyances religieuses, figurée par les sacrifices de tous les peuples de Hermann Joseph Schmitt. On constate que la perspective de la Prisca Theologia n'a pas disparu. Voici par exemple la vidéo d'un prêtre orthodoxe qui démontre par cette méthode les paroles de Saint Augustin : « La même religion que nous appelons maintenant religion chrétienne était déjà celle des anciens ».

(18) Que de spéculations ésotériques sur les langues andines ! En 1871, le franc-maçon argentin Vicente Fidel López publie Les races aryennes du Pérou, leur langue, leur religion, leur histoire. Niant le caractère agglutinant du quechua, il en fait contre toute évidence une langue indo-européenne. Peu de temps après (1887 en français et 1901 en espagnol), Henri Girgois, médecin français vivant en Argentine et premier délégué général de l'Ordre Martiniste en Amérique du Sud, publie L'occulte chez les aborigènes de l'Amérique du Sud où l'on apprend que le quechua viendrait du sanskrit ! L'aymara n'est pas en reste : en 1888 Emeterio Villamil de Rada publie à La Paz (Bolivie) La lengua de Adán y el hombre de Tiahuanaco qui inverse la perspective. La langue mère, c'est l'aymara d'où proviennent le sanskrit, l'hébreu, le grec, le persan, toutes les langues. Dieu a rencontré Adam à Sorata qui fut l'Eden au pied de l'Illampu, non loin de Tiwanaku d'où viennent tous les hommes quels qu'ils soient. L'origine commune et unique des langues pose cependant un problème de taille à l'historien des langues qui observe que même à l'heure actuelle, le polyglottisme constitue toujours un moment antérieur au monoglottisme (Cf. Julia Kristeva, Le langage, cet inconnu, éditions du Seuil, Paris 1981). Isolée du monde, on recense par exemple en Papouasie-Nouvelle-Guinée plus de 800 langues pour 8 millions d'habitants, ce qui ne saurait durer. De ce point de vue, les théories apparues au XIXème siècle sur les indo-européens, sources de fascination ésotérique, posent réellement question.

(19) Éditions Kier, Buenos Aires, 2004.

(20) Éditions Obelisco, Barcelone, 1990. Il existe une traduction française en ligne.

(21) Il va de soi que son livre, Un Inca platonicien, Garcilaso de la Vega (1539-1616) publié à Paris chez Fayard en 2006, permettra un approfondissement conséquent de la vie et de l'œuvre du plus influant des chroniqueurs de la Conquête.  

(22) Évidemment, la catholicité andine des indiens est souvent invisibilisée par ou pour les occidentaux. Sachant l'apostasie européenne, on ne voudrait certainement pas faire fuir les touristes chamaniques, globalement anti-chrétiens. Au Pérou, chez les Q'eros, on cache sous des sacs plastique les croix surmontant leurs chozas pour faire plus authentiquement inca. Frithjof Schuon fera de même en taisant soigneusement que Black Elk était catholique, un catéchète actif dont la foi fut si grande qu'il est actuellement sujet à canonisation. On n'insiste guère non plus sur le fait que la fameuse chamane mazatèque Maria Sabina était une fervente catholique... Cachez ce christianisme que je ne saurais voir !

(23) « Il dit aussi que dans le contexte dangereux de l'action noire [yana mesa], il est très important de connaître la prière de Saint Cyprien. Le mieux serait de pouvoir la réciter par cœur. Mais juste posséder le livre de Saint Cyprien (sans pouvoir le lire), c'est déjà une bonne protection. Et Don Ismaël, qui sait à peine parler l'espagnol, m'enseigne alors la prière de Saint Cyprien [...] » (Cf. Ina Rösing, La curación gris como tránsito entre la negra y la blanca, rituales nocturnos en los Andes bolivianos, Mundo Ankari 4, éditions Iberomamerica, p. 304, Madrid 2008).

(24) Je ne parle pas ici de celui de la rue Linares à La Paz, bien connu des touristes.

(25) Cf. Carmen Salazar-Soler, Supay Muqui, dios del socavón, vida y mentalidades mineras, fondo editorial del Congreso del Perú, pp. 205-206, Lima 2006.

(26) Métaphore inventée par Swami Agehananda Bharati pour critiquer le néo-hindouisme, désormais très utilisée en sociologie et en études religieuses. Dans la rencontre du New Age et de l'autochtonie, le phénomène est constant en même temps que consenti. On peut même affirmer qu'il est la méthode systématique de la relation. Le rapport entre Frithjof Schuon et les mal nommés « sioux » s'en ressent de même fortement. Il peut arriver également que l'effet pizza entre l'anthropologue débutant et ses informateurs trouble l'authenticité de sa documentation sans qu'il s'en rende compte. J'en donnerai certainement quelques exemples dans un prochain billet.

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