dimanche 2 octobre 2022

UN USAGE OUBLIÉ

Dale Pendell, Pharmakognosis
   
Dans une tradition orale qui interdisait de consigner par écrit certains enseignements, la mémoire jouait un rôle primordial. Il existe d’ailleurs en kabbale certains rituels magiques destinés au développement de la mémoire, ainsi que des traités entièrement consacrés à ce sujet comme par exemple le Lev haAryeh. Des initiations magiques spéciales, pendant juif de l’Ars Notoria plutôt que du seul Ars Memoriae, sont destinées à développer chez le récipiendaire une mémoire et une compréhension prodigieuses, l'intégration presque instantanée de toute discipline. 

    Le Yenouka (yanouka, yenuka), saint homme dont on trouve des vidéos sur Youtube, est un exemple vivant de ce développement extraordinaire de l’esprit. Certains ont même pensé qu’il était le messie attendu par les juifs, tant son savoir et les prodiges qui l’entourent impressionnent. L’initiation à l'art juif de la mémoire et de l’entendement porte en hébreu le nom de פתיחת לב petiḥat lev, « ouverture du cœur », la mémoire étant reliée au cœur selon cette tradition. Ne dit-on pas « apprendre par cœur » pour signifier la mémorisation ? 

     Or, parmi les moyens utilisés pour ce faire, on trouve une drogue du nom de baladour בלאדור (parfois retranscrit par erreur balazour בלאזור). L'Histoire Générale des Plantes (1615) de Jacques Dalechamps l'appelle balador. Talmudim de Jérusalem et de Babylone la mentionnent à plusieurs endroits sous le nom de ḥoultit חלתית. Elle a donné lieu au proverbe du Sefer haKana : « Répète, répète et tu n'auras pas à prendre le baladour ». 

    Car si l’effet du baladour (semecarpus anacardium) est définitif et extraordinaire, cette drogue est clairement décrite comme très dangereuse. Au cas où elle ne provoquerait pas l’effet escompté, elle engendrera au mieux la perte complète de la mémoire et au pire la paralysie, la folie et la mort. ʾAḥmad ibn Yaḥyā ibn Jabir al-Balādhurī en porte le nom du fait qu’il en mourut. Le Rav Ḥyda l'absorba accidentellement dans sa jeunesse, d’où sa prodigieuse mémoire et sagesse, mais il en résulta une paralysie des doigts. Le Omer Hashiḥa décrit un cas d’empoisonnement et de mort dû au baladour. Le Rav Ḥaïm Saton perdit l’esprit pour en avoir fait usage. On ne peut absorber le baladour sans l’avoir d’abord testé sur un oiseau (symbolisme caché ?), explique la Guemara de Ḥoulin

    On pourrait croire que cette pratique fut marginale mais il n'en est rien. Rabbi Ḥaïm Vital, Moshe Narboni, Rabbi Ovadia, Yehudah Aryeh de Modène, Rav David de Silva et même Maïmonide ont consommé ce baladour. Drogue d’un usage très courant au Moyen-Âge, le baladour n'est pas mentionné seulement dans les Talmud, mais aussi dans le Shulḥan haRouḳ, le Zohar, le Prey Ḥadash, le Sefer haKana, le Sefer Haplyah... ainsi que chez Rashi, pour ne parler que des juifs. Car on découvre également d’abondantes traces et même des traités entiers sur le baladour, dans la littérature byzantine autant que dans l’islamique. L'origine de son nom est donnée pour ayurvédique par nombre de spécialistes (sanscrit bhallataka). Mais son utilisation en vue d'accroître l'assimilation des connaissances et les facultés mémorielles semble cependant inconnue en Inde. À mon avis, si ce n'est déjà fait, des recherches médicinales approfondies devraient être effectuées sur le jus noir de cette noix contre l’oubli, susceptible, pourquoi pas, d’apporter une solution viable aux problèmes d’Alzheimer.

    Le baladour n'explique certainement pas à lui seul les effets qu'il a produits chez les illustres personnages que j'ai mentionnés. Tous étaient des hommes de foi et des mystiques engagés dans la quête de Dieu, ce qui ne fut pas sans impacter leur expérience de cette drogue. Si j'ai comparé à l'Ars Notoria plutôt qu'à l'Ars Memoriae les rites magiques juifs destinés à l'accroissement des connaissances ainsi que l'usage du baladour, c'est surtout afin de souligner que l'effet de ces opérativités ne modifie pas seulement la mémoire, mais aussi l'entendement et la volonté. Rappelons qu'en théologie catholique, l'âme de l'homme dispose de trois puissances, celles que je viens d'énumérer. Saint Jean de la Croix montre comment les trois vertus théologales opèrent chacune une transformation de ces puissances par une nuit qui leur est spécifique. Saint Bonaventure relie ces trois puissances aux trois personnes divines et il existe à leur propos toutes sortes de correspondances et analogies. Le sens des mots entendement, mémoire et volonté est donc très précis dans ce contexte, et bien plus profond que celui que nous leur connaissons de nos jours. Ainsi, la mémoire inclut l'imagination. Selon le Psaume 139:13-16, elle s'inscrit sous forme de Memoria Dei dans notre substance initiale, alors même que nous ne sommes qu'une masse informe dans un lieu secret, le ventre de notre mère. Par la nuit que lui procure la vertu théologale d'Espérance, la mémoire crucifiée rassemble opérativement au présent tous les temps, jusqu'à pouvoir en inverser ou abolir la flèche, les projetant, éternisés (cf. Bonaventure, Itinerarium III:2), dans l'orbe de notre forme future glorifiée et accomplie. C'est l'ange gardien, peut-être, qui depuis l'à venir qui s'annonce, influence déjà notre maintenant, et même notre passé... Nous nous éloignons-là de la conception très étroite de ce qu'est la mémoire pour nos contemporains.

    On soupçonna jadis le jeune Maître Fernand de Cordoue (XVème siècle) d'avoir fait usage de magie pour acquérir ses prodigieuses connaissances, mais il n'est pas interdit de penser qu'il prit plutôt le baladour, sachant que Saint Thomas d'Aquin condamne catégoriquement l'usage de l'Art Notoire par les chrétiens. Quoi qu'il en soit, ce cas évoqué par Julien Véronèse suggère non seulement que la mémoire n'est pas seule en jeu, mais dément formellement Saint Thomas d'Aquin qui écrit : « Ars Notoria est et illicita et inefficax » (Summa II:2, quest. xcvi, art.1).  
Lev haAryeh
SOURCES :
J. E. Harding, Understanding in all things [pdf].
Paul M. Meyer Ancient Magic and Ritual Power [pdf].
Léon de Modène, לב האריה [pdf].
Semecarpus Anacardium

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