mardi 19 mars 2019

ANTARQUI & LE "VOYAGE CHAMANIQUE"

    Voici une version aymara contemporaine. Antarqui, ou Antarki, est né d'un éclat de Phaxsimama - la Mère Lune - sur les eaux du lac Titicaca. A peine vit-on sa frimousse sortir de l'eau qu'il se mit à nager rapidement vers la rive de Copacabana et l'atteignit sans difficulté. Il aperçut en se retournant l'immensité bleue de la Qota Awicha - la Grand-Mère du Lac - et la beauté encore lointaine de ses îles sacrées. Antarqui explora le paysage en faisant le tour du lac et de ses îles. Cela fut fait en moins de temps qu'il en faut pour le dire et heureux de sa promenade, l'enfant sacré se reposa sous un eucalyptus près de Pilcocaina - le repos de l'oiseau - sur l'Île du Soleil. Il joua un instant avec d'adorables abeilles, celles au petit corps transparent qui construisent leurs alvéoles sous la terre et butinent la fraîche muña. Il goûtait leur miel dont le parfum emplissait l'air et le faisait vibrer lorsque, levant la tête, il avisa une montagne couverte d'un immaculé poncho. Il grimpa au sommet d'où il put découvrir l'ensemble de la cordillère royale. C'était un magnifique terrain de jeu et il passa le reste de la journée à gravir un à un chacun de ces respectables ancêtres. Il parvint à la tombée du jour à la plus haute cime, le Tata Illampu et vit soudain une étoile dans le ciel, un astre aux rais dansants qui était fille de Willka Tata - le Père Soleil. Dans son chuyma - dans son cœur - Antarqui ressentit alors un choc violent et tout son corps s'échauffa, s'échauffa, s'échauffa... Cette nuit-là et depuis cette hauteur sacrée, Antarqui s'éleva sur les airs subtils pour la première fois et rejoignit la belle étoile qui emplissait son cœur.

Antarqui, l'enfant volant
    Dans les Andes, les histoires d'Antarqui sont des récits que l'on conte aux enfants quechuas et aymaras. Il en existe de toutes sortes et l'on peut trouver des dessins-animés ou des pièces de théâtre infantile dont il est le héros. L'histoire officielle de l'aviation péruvienne le considère comme son ancêtre. Son aspect sert d'insigne à la compagnie Peruvian Airlines. Il a son timbre-poste et un avion de tourisme s'appelle comme lui ainsi que divers clubs de parachutisme et de scoutisme. Beaucoup de spéculations sont faites à son sujet. On imagine qu'Antarqui faisait partie de l'élite des chaskis (coursiers) de l'Inca, qui plus est une élite de coursiers volants. Mais aucune donnée ethnographique sérieuse ne peut le confirmer et il est même fort probable qu'Antarqui ne fut pas quechua. Comme nous le verrons plus loin, Antarqui a peut-être réellement existé. On le considère souvent comme le plus grand magicien que les Andes aient connu, l'homme qui volait sur d'ineffables souffles. Toutefois, l'ethnographe comprend qu'Antarqui est avant tout et à n'en pas douter, un archétype du "voyageur chamanique". Etant donné que la plupart des "chamanes andins" ont oublié de vous en parler, je m'en viens vous le présenter.

C'est pourtant clair, non ?
    Interrogeons d'abord les spéculations modernes répandues sur Antarqui. Comme on le devine, ces spéculations tournent autour du pouvoir de voler dans les airs à l'aide d'une technologie. C'est la marque d'un appauvrissement imaginal considérable. On suppose par exemple qu'Antarqui aurait inventé une sorte d'aile delta ou de parapente. Malheureusement, il n'existe aucun artefact ni iconographie pouvant appuyer l'hypothèse sans distordre les données de base. Ce que l'on trouve en revanche, ce sont de nombreuses représentations d'hommes ou d'esprits pourvus d'ailes ou portant des masques d'oiseaux, ainsi que des volatiles aux traits anthropomorphiques accomplissant des travaux que nous qualifierions de nos jours comme "chamaniques". On comprend sans difficulté que cette sémiotique évoque le pouvoir et les moyens de voyager vers des états de conscience subtils et des capacités visionnaires non-ordinaires...

Attacher les vents pour faire pleuvoir
    L'existence des lignes de Nazca est bien entendu évoquée. Bien que cela ne soit nullement nécessaire à leur élucidation, ces lignes prouveraient que les hommes de ce temps pouvaient voyager dans les airs ou tout au moins s'y élever. Une machine aurait existé qui permettait de voler. Des expériences de reconstitution d'un ballon aérostatique avec les moyens de l'époque Nazca ont été réalisées en 1975 de façon concluante.

    Certains ont toutefois cru reconnaître sur des représentations iconographiques d'origine mochica cette sorte de ballon aérostatique. C'est encore une distorsion du sens, une lecture technologique de la vie spirituelle. J'ai justement donné une toute autre interprétation de ces représentations dans la partie finale de mon article Kurmi, l'arc-en-ciel.  Ce symbole bicéphale de l'arc-en-ciel est très répandu dans le monde andin. L'une de ses variantes figure même sur les armoiries de l'inca Garcilaso de la Vega. Transformer le foisonnant symbolisme de l'esprit bicéphale de l'arc-en-ciel en ballon aérostatique et le conciliabule des êtres célestes ou la cérémonie pour faire tomber la pluie en promenade à bord d'une machine, c'est fuir le sens obvie très riche de l'art mochica pour n'en tirer finalement que de la pauvreté interprétative. On célèbre encore de nos jours de semblables rituels pour faire pleuvoir, notamment chez les kallawaya avec la cérémonie de Paraman Purina. Dans la cosmovision des kallawaya, comme dans le corps, ce sont les cavités et les grottes qui génèrent les vents. La première phase du rituel consiste à accumuler les nuées et pour ce faire, on se rend dans les grottes et cavités où vivent les chats de montagne afin d'y attacher les vents. C'est ce que nous voyons dans les millénaires antérieurs sur les représentations mochica où le cérémonialiste attache les pumas ailés avant de demander à l'arc-en-ciel de libérer les eaux qu'il semble retenir...

    D'où savons-nous qu'Antarqui fut une sorte de magicien doté de pouvoirs chamaniques et existe-t-il une source de renseignements évoquant ce nom ? Une cinquantaine d'années seulement après l'assassinat de l'inca Atahualpa à Cajamarca, Pedro Sarmiento de Gamboa écrit en 1572 son Historia General Llamada Índica. C'est la seule source écrite ancienne mentionnant le nom de notre héros volant. Voici ce qu'il nous en dit :

    Dixième inca de la dynastie et fils de l'immense Pachacutec, Tupac Yupanqui régna de 1471 à 1493 et fut le plus conquérant de tous, l'équivalent inca d'Alexandre le Grand. Lors d'une campagne militaire dans le golfe de Guayaquil, Tupac Yupanqui consulta des marchands venus du couchant par la mer à bord d'embarcations à voile. Ceux-ci assuraient venir d'îles lointaines riches en hommes et en or, si bien que l'inca envisagea de poursuivre ses conquêtes en explorant l’Océanie avec 20 000 de ses soldats. Comme il ne sied pas qu'un inca agisse sur la foi accordée aux seules paroles de marchands inconnus, Tupac Yupanqui fit venir auprès de lui Antarqui, un homme découvert pendant ses conquêtes et qui n'était donc pas lui-même quechua. Nous n'en savons pas plus concernant l'origine ethnique d'Antarqui mais Pedro Sarmiento de Gamboa précise : "tous affirment qu'il était un grand nécromant, tellement qu'il volait dans les airs". Il faut prendre ici le terme de "nécromant" dans son acception du XVIème siècle, autrement dit comme un équivalent du terme "chamane", "sorcier" ou "magicien". "Tupac Yupanqui lui demanda si ce que disaient les marchands marins à propos des îles était vrai. Après mûre réflexion, Antarqui lui répondit que ce qu'ils disaient était vrai mais qu'il irait d'abord là-bas en éclaireur. C'est ainsi que grâce à ses arts il sonda la route, vit les îles, leur peuple et leurs richesses et donna à son retour la confirmation de tout à Tupac Yupanqui".

Le mur de Vinapu (île de Pâques)
    Pedro Sarmiento de Gamboa n'est pas le seul chroniqueur à avoir évoqué les expéditions inca vers l'Île de Pâques et l'île Mangareva dans l'océan pacifique. Miguel Cabello Valboa (1535-1608) et Martín de Múrua (1560-1611) en font également mention mais il semble bien que Gamboa ait bénéficié d'une source plus directe que ses successeurs puisqu'il assure que ces informations lui viennent du cuzquénien Fernando Urco Guaranga qui avait lui-même participé à ces expéditions avant de devenir plus tard le conseiller de Huáscar, douzième Inca de la dynastie. De nombreux indices montrent que cet exploit des incas s'est réellement produit. Mais puisque Antarqui est le sujet de ce billet, je ne puis m'égarer à approfondir ici les pour et les contre de cette question particulière de la présence inca dans les îles du Pacifique. Je me contenterai de remarquer que si une telle aventure a pu avoir lieu, c'est grâce à un travail "chamanique" remarquablement précis du dénommé Antarqui.

    Outre la source plus directe de son témoignage, le récit de Pedro Sarmiento de Gamboa présente notre héros magique d'une façon qui justifie certainement que son livre ne fut pas publié avant le XIXème siècle. Rappelons que l'Eglise de son temps exerçait sur tout savoir un contrôle drastique et que toute œuvre publiée passait par une censure préalable. Un chroniqueur ne pouvait strictement rien dire de positif sur les "chamanes" et les religions autochtones sans courir de gros risques. Tous les auteurs de cette période, quel que soit leur avis véritable, écrivaient que les opérations chamaniques et les ivresses sacrées étaient au mieux des délires et au pire, une œuvre du démon. Or, le portrait que dresse Gamboa de notre Antarqui contrevient à ces deux consignes : d'une part il montre l'efficacité des procédés de Antarqui plutôt que des illusions et d'autre part, chose extrêmement rare chez un chroniqueur, il ne dit pas que les résultats obtenus sont l'œuvre du diable. Pourtant, Sarmiento de Gamboa avait déjà eu quelques déboires avec l'inquisition au Mexique, pour s'être moqué d'un évêque, et à Lima, pour détention d'anneaux nécromantiques. Le témoignage effronté de Gamboa est à ce titre tout-à-fait exceptionnel, expliquant en grande partie le succès populaire du personnage de Antarqui, ici valorisé.
Ayar Cachi

  Nous savons par les chroniqueurs qu'existèrent d'autres hommes capables de voler sur les airs. Dans la légende fondatrice des quatre frères Ayar, nous apprenons par exemple que Ayar Cachi possédait des pouvoirs magiques jalousés par ses frères, dont celui de voler. Au-delà des personnages dont on connait le nom, de nombreuses représentations d'hommes ornithomorphes ou d'oiseaux anthropomorphes ponctuent l'iconographie théranthropique des cultures andines et côtières, de Chavin à Tiwanaku en passant par les nazca, les paracas, les mochica, etc. Dans les chroniques même, il appert nettement que le pouvoir de voler est une métaphore du voyage dans les états de perception autre, grâce notamment à l'usage - bien plus répandu et habile à l'époque qu'il ne l'est aujourd'hui - de plantes sacrées ou de breuvages tels que sayiriyato, mama inalawachuma, chiricaspivilca, jatun kalawallahuaccacachu, puka pajteuva camaronahuamanripa, ak'a... Remarquez que je ne cite pas l'ayahuasca dont l'usage est récent et ne remonte pas au-delà de 300 ans, les chroniqueurs n'en faisant d'ailleurs nulle mention. Polo de Ondegardo (1574) décrit des spécialistes de ce type en évoquant leur pouvoir de voler : "Il existait parmi les indiens un autre genre d'enchanteurs, qui sont comme des sorciers en quelque sorte agréés par les incas. Ils prennent l'apparence qu'ils veulent et voyagent par les airs, parcourant un long chemin en un temps très bref pour voir ce qui se passe". Tout le portrait de notre Antarqui.

Tiwanaku-Atacama : tablette pour psychotropes
 à l'effigie du dieu aux sceptres.
    Mais n'avons-nous pas nous aussi nos démons, nos sorcières, nos anges et nos saints volants ? Marque du surnaturel en même temps que symbolisation d'une opérativité ecsomatique, il y aura toujours une très grande ambiguïté relativement à ce pouvoir de voler. En Chine les immortels se déplacent aussi sur les vents. Comme dans certains yogas l'attention va vers l'objet en se déplaçant sur un vent. A certains égards, une phénoménologie de ce type ne peut se laisser réduire à la seule idée de voyage. La peau n'est pas limite mais profondeur, couverture du ciel, voûte de l'univers. Est-ce dans le corps ou hors du corps ? L'âme est-elle dans le lieu ou le lieu est-il dans l'âme ? Tout juste remis d'une blessure mortelle grâce à son feu interne, Nuage Vide fait une expérience étrange quelques semaines avant sa réalisation : "Mes pensées en arrivèrent à s’arrêter complètement, ma pratique se poursuivait jour et nuit. Mes pas étaient aussi légers que si je flottais dans les airs. Un soir, après la dernière période de méditation, j’ouvris les yeux et soudain, je perçus une clarté semblable au grand jour, dans laquelle toute chose à l’intérieur et à l’extérieur du monastère m’était discernable. A travers le mur, je vis le moine en charge de l’allumage des lampes et de l’encens en train d’uriner à l’extérieur, le moine en charge des invités se trouvait dans les toilettes, et plus loin, je voyais des bateaux sur la rivière dont les rives étaient plantées d’arbres — je vis tout cela clairement juste à la troisième heure de la nuit." Il vérifiera le lendemain l'exactitude de sa perception.

    Les hagiographes tibétains relatant les vies des pratiquants des yogas de Naropa ne manquent pas non plus d'équivoque à l'heure de rapporter les pouvoirs qu'ont quelques maîtres de se déplacer à très grande vitesse en montagne et de chevaucher les airs. S'agissait-il de voyages physiques réels ou de métaphores de leur perception ? Dans le christianisme, saint Paul se pose par deux fois la question : " Je connais un homme en Christ, qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusqu'au troisième ciel. Si ce fut dans son corps je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, (Dieu le sait). Et je sais que cet homme, si ce fut dans son corps ou sans son corps je ne sais, (Dieu le sait) fut enlevé dans le paradis, et qu'il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme d'exprimer." (2 Corinthiens XII:3-4). Mettant en doute les notions d'intériorité et d'extériorité du corps, la question libère plus d'opérativité que n'importe quelle réponse fermée.

Du poing fermé à la main ouverte,
volume perceptuel accru et voyage chamanique
    Walter Alva a suggéré que la coiffe du Seigneur de Sipan - qui se porte normalement sur la nuque mais qui fut découverte posée sur sa poitrine - pourrait signifier en réalité le "voyage chamanique". L'intérêt que nous avons porté jusqu'ici à la symbolique du vol nous a empêché de remarquer un autre trait caractéristique du personnage de Antarqui, celui de son enflammement, de sa ferveur, de sa dilatation soudaine dans l'extase et de l'extraordinaire volume bio-énergétique qui semble être le sien. En effet, le voyage n'est qu'une symbolisation possible de ces délocalisations et l'on remarque qu'existe une autre façon de les évoquer qui, plus qu'un dédoublement, suggère l'expérience en première personne d'une expansion, d'une dilatation extra-corporelle de la perception. Dans les Andes, les moyens de cette dilatation furent le plus souvent les plantes sacrées. La foudre frappant le futur "opérateur chamanique" est le récit archétypal commun pour cette montée soudaine du régime du feu. L'importance fondamentale de la foudre dans les pratiques "chamaniques" andines est un sujet sur lequel il me faudra revenir et je dirai seulement ici pour conclure que de toute évidence, Antarqui est héritier de cette surcharge, de ce vêtement d'ardeur, de ce feu autre nécessaire à l'envol.
Détail de la coiffe du Seigneur de Sipan.
à gauche : la vague et l'escalier associés au cactus wachuma
à droite : serpent au corps plein d'yeux et wachuma
La vague et l'escalier associés au cactus wachuma
et au félin au corps plein d'yeux
SOURCES :

- Walter Alva, Sacerdotes, shamanes y curanderos en la cultura mochica, in Shamán, la búsqueda [PDF]éditions Luis Hurtado, Cordoue, 2000.
- Miguel Cabello Valboa, Miscelánea Antártica [1586], institut d’ethnologie de l'université San Marcos, Lima, 1951.
- Ioan P. Couliano, Más allá de este mundo [PDF], éditions Paidós, Buenos Aires, 1993.
- Ioan P. Couliano, Experiencias del éxtasis, éditions Paidós, Buenos Aires, 1994.
- José Antonio del Busto Duthurburu, Túpac Yupanqui, descubridor de la Oceania, éditions Lux, Lima, 2006.
- Peter T. Furst, Los alucinógenos y la cultura [PDF]éditions Fondo de cultura económica, Mexico, 1980.
- Pedro Sarmiento de Gamboa, Historia de los Incas [1572] [PDF], éditions Emecé, Buenos Aires, 1942.
- Anne Marie Hocquenghem, Les représentations de chamans dans l'iconographie mochica, revue ÑawpaPacha n°15, Berkeley, 1977. 
- Fernando Iwasaki Caliti, Alucinógenos y religión [PDF], revue Historica, Vol. XI. N°l, 1987.
- Agustín Llagostera, Tabletas psicotrópicas de Tiwanaku [PDF], Chungara n°38, Santiago, 2006.
- Juan Polo de Ondegardo, Informaciones acerca de la religión y gobierno de los Incas [1574], éditions documents d'histoire du Pérou, tome 3, Lima, 1916.
- Ina Rösing, Rituales para llamar la lluvia, Mundo Ankari 5, éditions Los amigos del libro, Cochabamba, 1996.
- María Rostworowski, Historia del Tahuantinsuyu [PDF], éditions Instituto de Estudios Peruanos, Lima 1995.
- Raul A. Zavala, Esoterismo y ciencia en los hombres del siglo XVI, el caso de Sarmiento de Gamboa [PDF], LRH n°40, 2018.

- LA BANNIÈRE D’ENTÊTE DE CE BILLET EST UNE CONTRIBUTION DE L'ARTISTE ANIMALIÈRE AKI'S PEN -

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