ARRACHÉ AUX TAMBOURS DE L'ORAGE

J'étais là, debout,
au sommet de la plus haute des montagnes,
et en-bas, autour de moi, se trouvait le cercle du monde.
Et je vis que tout cela était sacré.
BLACK ELK

Le monde est un vase sacré

Qui ne supporte pas qu'on s'en empare et qu'on s'en serve.
Qui s'en sert le détruit.
Qui s'en empare le perd.
(TAO-TÊ-KING, 29)

  On trouve des traces d'OGM dans les endroits les plus reculés d'Amazonie et tandis que j'écris ces lignes, l'Organisation Mondiale de la Santé vient d'annoncer qu'aussi éloigné que l'on soit de la société industrielle, l'air que nous respirons est désormais cancérigène. Ce qui est plus inquiétant encore, c'est que l'on accorde peu d'importance à ces nouvelles, vite banalisées par le rythme fou de l'information. Rien ne change jamais des causes du désastre, qui ne fait qu'empirer. En ce début de troisième millénaire, le futur de l'espèce humaine semble donc suspendu à un fil.

  Loin de Babylone, l'aliénigène que je suis devenu se met à croire que les êtres humains ont scellé, dans leur inconscient, une sorte de pacte pour le suicide collectif. Au-delà des individualités, interrogeant les ombres de l'espèce qui échappent aux intentions conscientes, l'homme-médecine distingue dans tout cela une sorte de maladie spirituelle à caractère létal. Il est possible que les humains ne supportent plus davantage leur mal-être psychologique et sociétal - dû à une sorte de décrochage métaphysique - ni la vision froide et sombre de la réalité moderne, où apparaît leur monstruosité. C'est pour cela que nous aurions décidé, devenus nuisibles, de mettre fin à ces souffrances et de nous éteindre en tant qu'espèce.

  Comme on le fait parfois avec certains malades en phase terminale, la méthode n'a pas le trait soudain d'une guerre nucléaire. Musique relaxante et lumière tamisée, on rêve encore avec Coppens des lendemains qui chantent où l'on colonisera d'autres planètes, pour faire exactement pareil. Mais en réalité, nous avons opté pour le désastre graduel et la mort douce, de sorte que l'on se rende compte le moins possible de ce qui nous arrive. D'aucuns ont même écrit, comme Alain Daniélou, que les dieux chercheraient à se débarrasser des hommes, en leur inspirant justement ces fausses bonnes idées : les centrales nucléaires, les OGM, les pistes de ski à Dubaï, manger des fraises en hiver, etc. Dans tous les cas, nous détruisons les systèmes vitaux de la planète de façon si variée et enthousiaste, qu'il semble que nous soyons déterminés à ce que la tentative de suicide n'échoue pas.

  L'une des banalités les plus consensuelles de ces dernières années voit en la globalisation une nécessité écologique et soutient la mise en place d'une gouvernance mondiale qui sera, à terme inévitable, pour permettre une gestion raisonnée et prévisionnelle des ressources de la planète. Parmi les fervents défenseurs de cette perspective en France, le futurologue Jacques Attali prévoit que d'ici 2030, une terrible guerre mondiale sera le seul moyen d'y parvenir. M'est avis que la globalisation ne fait en plus qu'accélérer le rythme de la dévastation. Mais qu'à cela ne tienne, la mondialisation c'est bon pour la planète, mangez-en !

  Aux USA, des philosophes évolutionnistes comme Ken Wilber n'imaginent pas autrement, saupoudrées de spiritualité, les solutions à apporter au grand désastre écologique, dont les conséquences terminales seront sans doute moins évitables que la très sainte mondialisation.

  Ce type d'écologie politique n'est pourtant qu'un prétexte masqué pour le marché total, visant à mettre la Nature au service d'un système d'exploitation matérialiste qui ne ralentira jamais. On ne souhaite d'ailleurs pas y toucher, puisqu'il est LA valeur sacrée de la modernité. Le résultat probable sera un contrôle des ressources planétaires totalitaire et monopolistique, certainement depuis l'hémisphère nord, sans que la pollution et la raréfaction des ressources soient résolues pour autant. Par conséquent, cette vision n'est pas une pensée mondocentrée, pour reprendre l'expression de Wilber, mais bien plutôt une expression occidentale et localisée de l'écologie capitaliste, oxymore s'il en est.

  J'ai déjà eu l'occasion de commenter brièvement la philosophie de Wilber en termes de préjugés modernistes concernant l'indigène. Dans Sex, ecology and spirituality (1), l'analyse que fait cet auteur de la crise écologique, qui est avant tout le signe d'un malaise spirituel et d'une décadence encore plus profonds et destructeurs, présente de nombreuses difficultés. Je n'en noterai ici que quelques unes, directement liées à mon expérience, depuis 2008, du « monde primitif » et de la Nature en tant que sujet.

  Wilber affirme par exemple que les peuples premiers ne sont pas plus conscients que nous de leur environnement, voire même qu'ils le sont moins. L'auteur n'admet d'ailleurs d'écologie qu'occidentale et rationnelle, ce qui est sans doute vrai, mais pas dans le sens valoratif où il le comprend : « En elle-même, la structure tribale/primitive n'était pas dotée de sagesse écologique, mais était tout simplement dépourvue de moyens suffisamment puissants pour que cette ignorance impactât l'environnement global de façon significative » (p. 713).

  Remarquons tout d'abord que certains peuples passés ont déjà disparu à cause de leur mauvaise gestion des ressources naturelles, le cas le plus connu et le plus spectaculaire étant celui des rapanuis de l'Île de Pâques, parfaite illustration miniature de ce que peut devenir une croissance infinie dans un monde fini (2). Mais peut-on en tirer la conclusion générale de Wilber sur les « peuples primitifs », puisqu'à l'inverse de ces quelques comportements suicidaires, les travaux de Philippe Descola (3) montrent par exemple que les régions d'Amazonie qui furent le plus longtemps habitées par les indiens ont vu leur biodiversité s’accroître considérablement plutôt que diminuer ? Ceci ne démontre-t-il pas un savoir-être au monde et un savoir-faire tout à fait écologiques, voire même écosophiques ?

  Cependant, Wilber subordonne toute donnée anthropologique à sa modélisation réductrice pré-trans, laquelle considère que le développement de l'ego fut, en fait, le passage obligé vers la conscience écologique, puisqu'il occasionna l'apparition de la pensée formelle/opérationnelle qui nous rend capables de prévision et « d'appréhender les relations mutuelles ». L'affirmation de Wilber selon laquelle les peuples premiers n'ont pas d'ego - et donc, ne font pas partie de la noosphère mais uniquement de la biosphère – est semble-t-il le point de départ de sa méprise.

  Anthropocentrique, l'occidental possède un ego solidement séparé et anormalement hypertrophié, au point de souffrir puissamment de son confinement et de développer une pathologie compensatrice de l'avoir et de la reconnaissance, devenue planétaire. Cosmocentriques, les peuples « primitifs » ont, pour leur part, un ego manifestement interdépendant et relationnel, plutôt que monadique et substantiel. C'est un ego inter-relié, un croisement ontologique proportionnel à l'ensemble communautaire et naturel, tout au moins lorsqu'ils n'ont pas été occidentalisés (4). Il est impossible d'affirmer qu'ils n'ont pas d'ego du tout, sans quoi ils n'auraient pas conscience de la mort ni du temps. On ne peut pas affirmer non plus qu'ils ne sont pas individués, au prétexte qu'ils considèrent l'individualité comme subordonnée et secondaire, au regard de l'harmonie globale de la « société cosmique » où ils s'épanouissent. Enfin, on ne peut davantage tirer la conclusion échevelée qu'ils ignorent ce que sont les « relations mutuelles », sans verser dans une anthropologie de salon dérisoire qui confond carte et territoire (5).

  Même en admettant que l'ego ait pu contribuer à la naissance de la conscience écologique - en même temps qu'aux désastres du même ordre - Wilber dédaigne ce qui, sans doute, est la conscience écologique fondamentale et première, c'est-à-dire que pour le « primitif », la conscience n'est pas enfermée dans la boite crânienne – qui en est le récepteur plutôt que le producteur - mais constitue un champ qui se partage et se communique sans discontinuité à travers tous les phénomènes naturels, s'exprimant dans ce cas précis sous forme d'inter-subjectivité. Un « primitif » a le sentiment que les phénomènes naturels sont dotés de vie et constituent des manifestations de l'Esprit avec lesquelles il est relié comme à des parents. Il ne peut donc pas les traiter comme de simples objets et cela implique forcément une réciprocité éthique et un usage précautionneux (6). Ce lien inter-subjectif est si fort qu'un « primitif » exilé de sa terre ou de sa communauté est tout simplement un homme mort, amputé de lui-même et mutilé dans son être.

  Au Brésil, sous une présidence écologiste, la construction du barrage de Bellomonte est un meurtre ontologique. Sans imaginer la violence inouïe de ses décisions, l'occidental moderne, lui-même déraciné du ciel autant que de la terre, n'y voit qu'une expropriation ou un déménagement anodin. Mais pour l'indien, c'est une condamnation certaine à la mort ou à l'alcoolisme, tant il est ontologiquement relié à son environnement naturel et communautaire. Quand on construit un barrage, la même différentiation anthropologique mal comprise, dans laquelle Wilber voyait tantôt une supériorité évolutive de l'ego occidental, est bien vite oubliée. On se met alors à imaginer que les indiens pensent et sentent comme nous. On croit que l'homme est sur cette terre partout le même qu'en Occident. L'universalisme arrangeant bien nos affaires, on ne voit plus ces différences essentielles qui rendent nos crimes encore plus immondes. Natif des îles Fidji, l'anthropologue A. Ravuva souligne pourtant que les liens des habitants de ces îles avec leur terre - ou vanua - « constituent une extension du concept du moi. Pour la majorité d'entre eux, la simple idée de s'éloigner du vanua équivaut à renoncer à la vie. »

  Il n'est pas surprenant que certains peuples indigènes contemporains – comme les uwa colombiens ou les kaiowa du Brésil – aient menacé de commettre un suicide collectif au cas où on les chasserait des terres de leurs ancêtres. Car pour eux, ce déracinement est déjà un assassinat et c'est leur corps que l'on démembre sans anesthésie. La vision cosmocentrique des cultures indigènes remet l'homme à sa juste place, à la manière de l'eau, qui finit toujours par rejoindre son niveau. La terre ne lui appartient donc pas, c'est lui qui appartient à la terre. Son rôle est d'être la Nature, pas d'en être le seigneur. Le soleil est un organe vital plus important que ses yeux et la terre est plus essentielle à la vie que ses jambes. A quoi bon des poumons sans air et une bouche sans eau ? Telle est la hiérarchie naturelle des organes vitaux du corps global auquel l'indien participe, sans qu'une mégalomanie dualiste malvenue ne vienne fracturer l'unité Homme-Nature. Parlant de sa culture, un chef kaiowa affirme même : « Nous sommes la terre ». Il ne s'agit pas d'une simple image, c'est une ontologie palpable produisant chez l'indien des opérations de l'esprit sensiblement différentes des nôtres. D'où la force de son chamanisme, au regard des constructions déculturées et individualistes revendiquant ce terme dans l'Occident moderne (7).
  Voilà qui n'est pas rien et devrait même constituer le socle relationnel de toute réflexion sérieuse pour une écologie à vocation spirituelle. « Frère soleil... sœur lune » chantait un saint d'Assise qui parlait aux oiseaux. Notre vision du monde est le facteur premier qui affecte la manière dont nous traitons la Nature et les êtres qui s'y trouvent. Quand on est sain d'esprit, on ne peut faire du mal à un parent qu'on aime ou à une part de soi. Mais l'inconvénient écologique de l'anthropocentrisme (reflet du créationnisme) est qu'on peut traiter un objet comme on veut, car il ne présente pas de résistance éthique.

  Tout ceci ne peut bien sûr suffire à convaincre Wilber, concernant l'éventualité d'une écologie primitive. Partant d'un point de vue a prioristique qui se méfie exagérément de la vision romantique de l'indigène, il finit par tomber dans l'excès inverse en infantilisant celui-ci et lui ôtant toute vertu spirituelle et écologique, là même où elle excelle. Dès lors qu'il ne comprend l'indien qu'au travers du seul modèle psychologique de Piaget, il le réduit à la détestable condition d'enfant, pensé par un adulte du Premier Monde. Catégorisé comme pré-rationnel, celui-ci n'a plus aucune chance de se voir reconnaître quelque conscience ou discours trans-rationnel digne d'intérêt. On note donc chez Wilber une tendance caractéristique de l'illustrisme colonial, à la limite du paternalisme et de l'arrogance. C'est ainsi en tous cas que le ressentirait la fière pensée aymara, quechua ou guarani.

  D'une façon similaire et toujours en vue d'imposer l'occidentalité moderne et son inflation comme sommet de l'échelle évolutive actuelle, Wilber pense que la crise écologique ne peut être résolue en « régressant » - c'est son terme - vers un état d'union à la Nature, mais au moyen de l'évolution de l'espèce humaine vers un niveau supérieur de conscience qui amplifie notre perspective et notre rationalité, nous permettant ainsi de mesurer les désastreuses conséquences de la destruction écologique, capacités dont l'indigène est dépourvu selon lui. Qu'il admette que l'Occident est allé trop loin dans le développement de l'ego ne l'empêche pas de poursuivre dans la même direction : toujours plus.

  Toutefois, sans besoin de statistiques savantes et de perspective mondialiste, plus raisonnables sans doute que rationnels, les indiens avertissent depuis des siècles que le mode de vie égoïste des blancs met en danger la planète. « La terre a cessé d'être la sœur de l'homme blanc pour se convertir en son ennemie », disait le chef Seattle. Et il y a déjà fort longtemps, un aborigène australien confiait à un anthropologue : « L'homme blanc est incapable de pénétrer dans les rêves de son entourage, des plantes et des animaux qu'il mange. Le résultat est qu'il finira par devenir fou et malade, se détruisant lui-même ». Se sont-ils trompés ? Non. Sont-ils les auteurs du désastre planétaire ? Non plus. Et cependant, les signes extérieurs de la catastrophe annoncée étaient à leur époque bien moins notoires qu'aujourd'hui. Pratiquant à notre égard une sorte d'anthropologie inversée, les « primitifs » ne tiraient ces conclusions qu'en se fondant sur notre étrange mentalité anthropocentrique et son observation. Bien avant nous donc, ils en prévoyaient les conséquences funestes.

  Ceci n'est pourtant pas une « conscience écologique » rationnelle pour Wilber et la déconsidération du discours primitif permet à notre auteur de construire un système « évolué » peu probant, qui vante les bienfaits du rationalisme occidental (8). Selon lui, si nous possédions une vision mondocentrique – qui n'est rien d'autre que sa vision occidento-centrée mondialisée et ne doit pas être confondue avec la perspective cosmocentrique indigène – nous verrions d'une façon plus ample et notre capacité de prévision et de planification augmenterait considérablement. C'est l'art de chercher midi à 14 heures, car là encore, les indiens connaissent la solution la plus simple à tous ces problèmes ainsi que leur origine, celle qui, selon le principe pourtant scientifique et rationnel du rasoir d'Ockham, devrait être privilégiée avant toute autre, puisqu'elle est l'évidence criante. C'est au point que quelques rares occidentaux ont pu aussi l'identifier très nettement : « L'Occident moderne est une anomalie dans l'ordre du Cosmos » (René Guénon). « La superstition du progrès est le venin qui parcourt notre temps » (Simone Weil).

  Nul besoin d'encore plus de prévisions comptables, quand nous sommes déjà incapables de tirer les leçons de celles dont on dispose, en agissant par exemple en direction de ce que les andins appellent le « bien vivre » ou Sumaj Kawsay. Il suffit d'user du monde avec frugalité et révérence, sans accumuler outrageusement et surtout, en apprenant à réciproquer avec la Nature pour lui rendre ce qu'elle nous donne et rétablir l'équilibre. Car à ce jour, sales gosses que nous sommes, nous ne faisons que prendre sans donner ni jamais dire merci. Tout nous est dû. Attitude typiquement occidentale dénoncée par les indiens, qui à leur tour, nous prennent pour des enfants immatures, ce qui n'est pas démérité. Le seul problème réel n'est donc pas notre capacité de prévision et de planification, certes utile, mais notre voracité égoïste, indicatrice d'une maladie spirituelle parfaitement identifiée par les guérisseurs aymara et les kallawaya (cf. le lien ci-dessus). Mais qui osera jamais en finir avec la « dictature économique » et interroger cette voracité, pour découvrir avec Diogène que l'on est souvent beaucoup plus heureux et libre d'avoir simplifié ses besoins ?

  Avouons qu'il est bien difficile d'imaginer comment une proposition écologiste technocratique pourrait suffire à résoudre ces questions, alors qu'on est dépourvu désormais de la connexion spirituelle profonde avec la Nature dont font justement preuve les soi-disant « primitifs », jusque dans leur sensorialité (9). Ce n'est pas faire étalage de romantisme de la leur reconnaître, tant les données anthropologiques abondent en la matière, sans même devoir évoquer ici les expériences personnelles de celui qui écrit ce billet. Le traitement wilbertien de la question écologique montre seulement à quel point sa vision est limitée par son occidentalité. Mais à vrai dire et indépendamment de ses positions douteuses concernant les soi-disant « primitifs », ce n'est là, effectivement, qu'un exemple typique de ce qu'est l'écologie, comprise par un occidental habitant l'un des pays les plus pollueurs de la planète, mais ne souhaitant pas renoncer à ses excès. Ce qui oblige à rechercher des solutions là où elles ne sont plus.

  Pour que tout le monde vive comme des européens, il faudrait trois planètes et demie. Cinq planètes pour vivre comme des américains. Sept planètes pour vivre comme des japonais. A eux seuls, les américains qui ne représentent que 4% de la population mondiale, utilisent 26% des ressources énergétiques planétaires. Ce mode de vie n'est pas cosmo-compatible mais c'est pourtant celui que nous globalisons. L'unique solution est qu'il nous faut décroître et non pas acquérir plus de capacités prévisionnelles ; nous les avons déjà et nous n'en faisons rien, à quelques exceptions près. Les dieux que nous servons ont d'autres exigences, plus pressantes.

  A ce titre, la modernité occidentale et sa façon de voir l'écologie, parlant de « développement durable », est une médecine qui inocule ses maladies, afin de mieux vendre ses remèdes par la suite, lesquels contiennent les mêmes virus cachés (10). Voyons ce qu'il en est.
  Voici donc où l'écologie, invention occidentale en effet, est rendue. La remise en question radicale du système consumériste et croissantiste, l'exigence de valeurs nouvelles, le retour à la terre et le retour du cosmos dans la cité, la recherche d'une réalisation intégrale, la projection vers de nouveaux modes de vie moins gourmands et plus simples, aspirations dans lesquelles, malgré toute leur ambiguïté  ne cesse de battre un certain élan ascendant, ont finalement débouché sur un civisme réformiste teinté d’hygiène et de bonne conscience, quand ce n'est pas la lucrative commercialisation du naturel, de la santé et du bien-être à l'occidentale, venant compenser une manière de stresser sa vie. L'homme nouveau promis par l'écologie d'il y a quelques décades semble s'être éteint, entropisé, phagocyté par le système, noyé peut-être sous les pots de peinture avec lesquels les écologistes voulaient peindre en vert le tourisme, la mode, le développement, la spiritualité, l'entreprise, le progrès et, en somme, la modernité et sa prédation mondiale.

  Simple achat d'image, la fusion de la mode écologiste et de la mentalité scientifique, associée aux exigences du techno-marché, génère l'expansion de la « conscience verte », indispensable désormais pour vendre n'importe quoi. Mais voilà qui plus encore, menace d'achever ce qui était venu pour nous sauver : « Gestion efficace des ressources naturelles pour un développement durable », tel est le slogan généralement admis et accepté par les multinationales de l'écologie, formule perverse qui concentre et synthétise à la perfection dans ses quatre concepts de base – gestion, efficace, ressources et développement – une vision rigoureusement économique et bureaucratique de la Nature, comme base de son programme d'exploitation, autrement dit de destruction.

  La Nature comme ensemble de ressources, ou ce qui revient au même, comme entrepôt de matières premières destinées à être transformées par l'industrie, telle est la vision propre à qui ne peut voir que du bois dans un arbre, ou un minerai dans les roches, la seule dont soit capable l'homo economicus qui ne sait rien de la Pachamama, ni des forces colossales de l'esprit qui sont en jeu, lorsque l'Homme et la Terre-Mère entrent en communion passionnée, se donnent l'un à l'autre. La beauté théophanique de la respiration des mers ou le rêve parlant des cascades sont des termes qui n'ont désormais plus de sens, puisqu'on n'y voit que de la marchandise. Si actuellement on pense que la Nature doit être préservée, ce n'est que parce qu'elle est une part indispensable du processus de production. Ce qui, pour les cultures andines, est un temple vibrant d'hylothéisme, la mentalité moderne le convertit en vulgaire magasin, ouvert même le dimanche. Sacrilège métamorphose qui synthétise avec précision le sens de cette modernité et des dieux qu'elle adore.

  Atteignant dans leur décadence des sommets de schizophrénie, certains écologistes, probablement les mêmes qui inventèrent le fléau du « tourisme vert » - que le Tío les confonde et qu'Illapa les consume – ont certifié que tout peut être taxé dans le royaume de la quantité, assignant même des prix « écologiques » aux paysages. Génuflexion définitive devant l'autel de la déesse Productivité, le dénommé « développement durable » est la reddition inconditionnelle de ceux qui allaient être des révolutionnaires mais ont fini par planter des petites fleurs dans les jardins du Nouvel Ordre Mondial.

  Le recyclage et les sources alternatives d'énergie, emblèmes de la mentalité écologiste, sont le fidèle reflet de son étroite dimension : on change les modes de production pour mieux laisser intacte notre voracité qui, de cette manière, se trouve renforcée et justifiée. Ainsi, on modifie l'origine du papier et on le recycle, pour que nos boites aux lettres continuent de se remplir de kilos de publicité inutile ; on fait la promotion de l'origine « naturelle » du tissu pour sauvegarder la pratique idiotisante de la mode ; les parcs éoliens détruisent écologiquement le paysage pour que les télévisions puissent continuer de dévaster proprement les consciences...

  On oublie quelque chose d'essentiel : le recyclage et les sources d'énergie alternatives peuvent être salutaires, dès lors qu'on les applique à des besoins réels ; mais ils deviennent un écran de fumée supplémentaire nous empêchant de discerner l'urgence, lorsque médiatisés par l'industrie, ils servent des besoins fictifs créés de toute pièce, renouvelés plus vite encore que la demande des consommateurs. A la mesquinerie de la fin s'ajoute alors la félonie dissimulée des moyens, qui se transforment en propagande propre sur elle. Loin de faciliter l'intégration de l'être humain à un ordre supérieur, l'écologisme se place dès lors au service du glorieux système, qui est le moteur principal de la dévastation de tout.

  C'est ainsi que le consumérisme vert remplace le consumérisme polychrome du capitalisme conventionnel. De vision du monde à méthodologie de production industrielle, tel a été le chemin parcouru par l'écologisme ces dernières années : l'enfer consumériste oui, mais avec des poumons propres ! Et même cet objectif ne peut plus être tenu. Devenue désormais un produit comme un autre et un objet de spéculation, la taxe carbone permet d'acheter le droit au crime de pollution, tout en se donnant l'impression de « sauver la planète ». On fait donc tout ce qui est possible pour que rien ne change, malgré la gravité irréversible de la situation. Simple écran de fumée, l'écologie devient alors l'agent et l'argument du statu quo.

  Crispée sur ses avoirs et son confort bourgeois, la grande majorité des hommes et des femmes n'est pas du tout disposée à comprendre que les méthodes en accord avec une manière de vivre réellement humaine seront nécessairement moins efficaces et productives que celles dont la barbarie industrielle fait la promotion cynique ; ce qui, loin d'être un inconvénient, constituerait une limitation providentielle et un excellent exorcisme contre le démon de la démesure. Rien n'est plus irritant que ces odes à l'efficacité alternative, par lesquelles certains écologistes tentent désormais de rivaliser en productivité avec les défenseurs d'un système dont ils sont les complices.
  Qu'amour et sensibilité envers la Nature équivalent à cet écologisme est l'un des derniers messages subliminaux que le totalitarisme mou est parvenu à implanter dans le subconscient des citoyens. Indépendamment du fait que certains secteurs minoritaires de l'écologie ont pu approfondir leur recherche et réorienter de façon décisive leur attitude vers une décroissance heureuse, libérer la Nature non seulement du système politico-économique en vigueur, mais également de la mentalité écologiste croissantiste, semble être aujourd'hui la tache urgente et nécessaire de ceux qui voient en elle autre chose qu'une réserve de matières premières pour ces primates moyennement humains que nous sommes. Quelle que soit l'apparence dont elle se revêt, toute prétention à « défendre la Nature » qui ne questionne pas, avec une rigueur incendiaire et sauvage si besoin, le progrès, l'industrialisation, la croissance, la technologie, la consommation d'objets comme substitut au bonheur – en somme les bases sur lesquelles repose la société occidentale contemporaine - n'est plus dès lors que du pharisaïsme.

  L'émotion esthétique devant le paysage ou la beauté du jaguar ne suffira jamais à desserrer l'étau de la voracité. Plus que d'une émotion, nous avons besoin d'une révélation organique et tripale, d'une commotion sauvage, d'être bouleversés sensoriellement et intellectuellement, en découvrant soudain que tout cela respire, parle, et qu'irréductible à la condition d'objet, est Visage le Paysage. Un rapport harmonieux avec la Nature ne peut se fonder que sur la récupération urgente de la dimension cosmique et spirituelle dans laquelle Homme et Nature communient avec fougue. Délier la Nature du processus productif et la libérer de la sinistre chosification propagée par les idéologues du système – de droite et de gauche – est le point de départ indispensable qui permet d'en retrouver l'éclat mystérique, de redécouvrir le message éternel et sublime qu'elle porte. Au-delà de tout utilitarisme mesquin et de toute planification biologiste, la Nature ouvre la voie vers un possible réenchantement du monde. Mais il nous faut de nouveau apprendre à voir ce que les Incas appelaient « les yeux de tous les genres de choses », Ymaymana ñawraykunap ñawin, voir au-dedans et au-delà des apparences, « voir jusqu'en ses profondeurs les plus cachées – disait Novalis – l'Âme du vaste monde » ; remplacer ou compléter, en définitive, le regard de l'économiste et du biologiste par celui du visionnaire et du poète... du chaman, s'il existe.

  Il est bien peu probable que cela se produise un jour mais en définitive, la crise écologique ne se résoudra que dans la mesure où les êtres humains, abandonnant leur monopole gnoséologique imaginaire, pourront contempler l'immense cohésion de toutes choses dans le Grand-Esprit, et le reflet magnifiquement singularisé de celui-ci dans chacune d'elles, fut-elle inerte en apparence. Elle ne nous secouera et nous transformera que lorsque nous deviendrons capables de percevoir « la transparence métaphysique des phénomènes » (F. Schuon), ainsi que ce qui les unit horizontalement entre eux, la trame reliante du tissu cosmique, la fumée de l'esprit.

  Un nouveau discours sur la Nature est par conséquent nécessaire, qui renonce à la seule rhétorique grise de l'écologie, imprégnée de sociologie et de science, incapable de s'élever d'un centimètre au-dessus du langage lugubre des économistes. Un discours capable de nommer les harmonies cachées dans le moindre brin d'herbe, là où coule, surnaturelle, une rosée d'immanence. Un discours qui palpe et flaire, s'appuyant sur la pluie rafraîchie de nos sens, les brumes du levant et les lumières de la piste. Un discours arraché aux tambours de l'orage, ciselé au diadème enneigé des sommets, porté par les flûtes du vent qu'orchestre un musicien discret, vers la vallée des maîtres végétaux où s'animent, secrètes, les concordances de l'âme humaine et de l'esprit cosmique.

  Ici, dans le songe de cette roche que le vacarme des fourmis vient déranger, elle se retourne dans son sommeil avec une lenteur millénaire. Là, elle s'ouvre dans une edelweiss aux impressions sensibles, reconnaît les « mains vertes ». Et chez ce petit chiot noir qui jappe, elle rêve de jouer. Qu'elle veille, qu'elle rêve, qu'elle dorme ou rien de tout cela, partout elle se décline. Nous autres, êtres humains, n'en sommes que des points de veille, des croisements relationnels, pas les seuls titulaires. Orage, montagne, torrent, soleil, ce ne sont ni des mots ni des choses mais des forces guérisseuses et des vies magiciennes qui ressentent, qui connaissent nos secrets. On apprend des indiens le nom sacré de chacune. Ce sont des noms d'esprits, de déesses, d'ancêtres. Ce sont les noms de nos parents chéris, membres d'une communauté qui dépasse l'humain et inclut toute vie. Dans le rire des pumas, l'air froissé des condors, ils éveillent, ces noms, des mémoires enfouies, d'occultes innocences, des sagesses non-apprises, des transports d'arc-en-ciel. L'onde du lac et le poncho blanc de l'hiver sont devenus regards, souffles, cœurs ou paroles feuillues venant d'un arbre-à-souhaits. Prodigieux concertistes, ces noms murmurent une conscience familière jamais vue et si proche, pourtant, qu'elle est comme la langue qui ne peut se goûter.

  Divin langage pour qui sait la comprendre, la Nature possède peut-être la clef ouvrant la porte du mystère, décillant une invisible sensorialité quotidienne (11) dont on ne sait qui la sent, de celui qui voit ou celui qui est vu. Délocalisant la perception, c'est dans cet entre-deux et cette inter-subjectivité que se dévoile, sans réserve, notre Pachamama. Elle est noyée désormais dans la tiédeur sombre des rapports d'analyse, des statistiques et des recensements accumulés au cours des siècles de savoir illustré et prolongés, sans vision, par les fonctionnaires, les bureaucrates, ou les ministres de l'écologie.

  La destruction de la Nature physique est la cause et la conséquence de l'annihilation de l'Âme du Monde et, avec elle, du monde de l'âme, de ce « monde imaginal » cher à Henri Corbin, qui bien qu'il n'ait pas la solidité du physique, ou plus précisément parce qu'il en redessine les contours, est infiniment plus puissant que la quotidienne réalité de nos mondes sans âmes faits de marchandises. Jamais hors de portée, dans le ciel blême de ses villes vrombissantes, à la fenêtre encrassée de ses tours souffrantes, dans le mystère numineux de ses forêts, dans le silence majestueux de ses cimes et l'immensité de ses déserts, elle ouvre, de ses souffles, une lumière cachée où dansent des esprits sensuels, des joies que l'on croyait perdues. En ce ravissement de clartés festives qu'est la reconnexion à l'Âme du Monde, sa dimension imaginale profonde, demeure l'unique voie par laquelle les inquiétudes pour la planète – qui a bien moins à craindre que l'espèce humaine - pourront puiser la force de simplifier un jour nos besoins de titans, les invitant à une sobriété heureuse. Ainsi retrouverions-nous peut-être le temps de vivre et de rejoindre l'essentiel, plutôt que de courir sans cesse après de vaniteux objets marquant nos positions sociales, comme le chien son territoire. Impossible par intérêt, rarement par raison, ce n'est jamais que par amour qu'on meurt aux oripeaux des caprices létaux. Jamais que par amour d'Elle, il est temps d'y songer.

  Au-delà du seul culte profane de l'efficacité arithmétique, au-delà de la minutieuse comptabilité des ressources et de la planification rationnelle des espaces vitaux, attitudes par lesquelles, en dernière instance, on ne fait souvent que renforcer ce que l'on dit combattre, s'impose à nous la tache de montrer la Nature comme une réalité surnaturellement naturelle, car c'est seulement d'une Nature transfigurée au feu de la présence sans pareille que se consume, de lui-même, le règne sombre des titans et de la machine, d'une autre manière indestructible.
NOTES :

(1) Ken Wilber, Sex, Ecology, Spirituality, Shamballa publishing, Boston 1995.

(2) D'autres exemples d'indigènes pollueurs in T Roszak, The voice of the Earth, ed. Touchstone, New York, 1992.

(3) Cf Les Cosmologies des indiens d'Amazonie. La Recherche n°292, p 62-67, Paris, 1996.

(4) Les colons avaient remarqué ces différences anthropologiques. Le sénateur Henry Dawes mettait le doigt dans la plaie lorsqu'en 1887, il écrivait sur les Cherokee : «  Ils sont allé aussi loin qu'ils ont pu [c'est-à-dire qu'ils ne vont pas 'progresser' davantage], parce qu'ils partagent la propriété de la terre et qu'ils ne connaissent pas non plus l'égoïsme, qui est la base de la civilisation ». Quel aveu d'anthropologie inversée où apparait l'idée que l'occidental se fait d'un être civilisé ! On comprend que dans un tel contexte culturel, la psychologie évolutionniste ou néo-darwinienne ait pu inventer un « gène de l'égoïsme » nécessaire à la survie. Cette charlatanerie scientifique qui brille par son absence chez ceux-là mêmes pour qui la survie est un art quotidien supérieur - les peuples premiers - sert simplement à normaliser une mentalité abjecte, propre à une bien sombre période... « Contemplez cet âge décadent jusqu'à en être écœurés » (Patrul Rimpoché).

(5) Le récit que fait Christophe Colomb de sa première rencontre avec les généreux « primitifs » montre de manière assez claire qui est vraiment incapable de cette « relation mutuelle ». Par ailleurs, il est permis de douter de la capacité de la modernité occidentale à produire ces individus réels et rationnels - dont elle se targue comme d'une supériorité auprès des « primitifs » - plutôt que des zombis faussement singularisés, victimes de leur illusion de solidité. Deux tendances dominent les comportements sociaux de l'homme moderne qui se complètent entre elles : l'individualisme égoïste – corruption de la liberté et de la responsabilité personnelle – et le grégarisme uniformisant qui transforme le peuple en masse – corruption de la vie solidaire et inter-reliée. Ces deux tendances s'articulent pour produire d'une part un égoïsme de masse et d'autre part un individualisme grégaire. Évolution ?

(6) Comment ne pas reconnaître le signe d'une empathie profonde dans le récit suivant extrait de The Dance of Life de Edward T. Hall (1984). L'auteur décrit les difficultés d'un contremaître euro-américain envoyé travailler avec des indiens pueblo du Nouveau Mexique. Le travail se déroulait convenablement au cours de l'été et de l'hiver, mais lorsque vint le printemps, l'attitude des indiens changea soudain et ils devinrent hostiles. Refusant d'expliquer quel était le problème, ils répondaient seulement que le contremaître « ignorait certaines choses ». Finalement le contremaître comprit qu'il leur avait ordonné de labourer la terre au printemps, chose qui heurtait profondément la perception empathique indigène, car à cette période de l'année, la terre est enceinte d'une vie nouvelle et il faut la traiter avec douceur. Au printemps, affirme Hall, les indiens ôtent les fers de leurs chevaux et refusent de chausser des souliers européens ou d'utiliser des charrettes, par crainte de faire souffrir la terre. N'est-ce point le signe de cette conscience aiguë des « relations mutuelles » dont Wilber déplore l'absence et qui permet d'avoir une « conscience écologique » ?

(7) A l'instar du chamanisme traditionnel, les grandes cultures spirituelles constituent un fait intégral et unitaire dont il n'est pas possible d'isoler un élément particulier sans lui faire perdre tout son sens. C'est ainsi que l'écologie indigène n'est pas séparable de son tout, de sa spiritualité, de son économie, de sa politique ou de son organisation sociale. En revanche, l'esprit occidental moderne ne peut concevoir une réalité qu'il ne puisse morceler, comme s'il s'agissait d'une mécanique sans vie ni acteurs. Appliquée aux spiritualités, cette mentalité technicienne entraîne une forte dégradation : on isole la méditation zen de son contexte bouddhiste, on fabrique un yoga ignorant l'hindouisme ou un soufisme radicalement coupé de l'islam et l'on fragmente le chamanisme, lui empruntant quelques pratiques et esthétiques totalement décontextualisées. Des techniques appauvries en somme, privées de racines et de sève, dont l'anémie chronique n'est même plus dissimulée (cf. la chaos-magick qui se définit uniquement comme « un ensemble de techniques », entérinant ainsi cette fragmentation globale et dévitalisée portée par le New Age). Le yoga devient alors une gymnastique, le soufisme une danse, le tantrisme une sexologie, le taoïsme un art martial, le chamanisme une magie ou une simple thérapie citadine. Toute prétention d'approfondissement noétique et de sobriété de moyens est désormais asphyxiée par une interminable profusion de méthodes fragmentées qui permettent d'évaluer sa dette karmique, de connaître ses vies passées, de contacter les anges ou les dieux, de rencontrer les fées, de découvrir son animal de pouvoir, de créer l'abondance et même, de caresser les plumes d'un Saint-Esprit docile aux règles du marché. Ainsi se construit la Babel confortable et prophylactique qui tient lieu de « nouvelle spiritualité mondiale » et qui se trouve réduite par la mentalité technicienne à l'état de machine à bien-être complètement déculturée, tenue par des professionnels plutôt que par un sacerdoce de l'Esprit.

(8) Cf J-L Colnot, Magie Inconnue, p. 142-145, 'Nécessité de l'irrationnel'. Ce que l'on qualifie improprement d'irrationnel, est une composante non moins essentielle de la vie humaine que la rationalité. Dès 1958, le psychiatre Otto Rank avertit dans Beyond psychology, que « même si les êtres humains pensent et agissent rationnellement, ils vivent en réalité de façon irrationnelle ». Selon lui, l'option pour le tout rationnel ne fait que refouler l'irrationnel : l'irrationnelle dévastation de la planète est une production de la modernité rationaliste. Certains phénomènes sectaires contemporains révèlent aussi un profond malaise dans notre manière de vivre l'irrationalité, car nous quittons un rationalisme culturel répressif pour verser dans une irrationalité névrotique et compulsive. « Lorsque la vie n'a pas le droit d'exprimer, de façon constructive et dynamique, l'irrationnel en même temps que le rationnel, elle réagit par de violentes déformations qui se traduisent individuellement par la névrose et culturellement par différentes conduites auto-destructrices » (O. Rank op. cit.). Ce que Wilber imagine être la solution pourrait bien être, en réalité, la cause de nos maux. C'est par exemple tout le réalisme du chaman que de parler à la psyché dans un langage approprié. On agit sur le cerveau gauche par le discours de la logique rationnelle, mais si l'on souhaite agir plus profondément, dans les zones non-éclairées de la conscience humaine où justement se loge la pulsion de mort, on doit utiliser des outils plus adaptés : l'analogie, l'implicite, le rituel, le rêve, la correspondance, la 'pensée magique', le discours non-verbal, tous les “ne pas faire” et les ombres de la zone éclairée de l'état de veille sont ici opérants. Le rêve et le subconscient se moquent bien des limites posées par la logique de veille et s'introduire dans ces zones muni du seul outil de la raison équivaut à ne pas pouvoir y agir du tout. On est alors aussi inefficace qu'un psychanalyste.

(9) La perception indigène de l'environnement est infiniment plus vive que la nôtre et s'étend parfois jusqu'au spectre des choses, que les aborigènes qualifient de « rêve » de ces choses. Le mode de vie occidental nous distrait sans cesse de la profondeur sensorielle pour nous maintenir dans l'occupation et l'agitation. Nous sommes devenus incapables de rester plus de quelques minutes totalement immobiles et sans distraction intérieure ou extérieure. Nous meublons donc le moindre instant et le moindre silence. Peut-être parce que nous ne supportons pas notre propre compagnie. De nos jours encore, on peut en revanche observer des indiens en train d'attendre sereinement dans un bureau de poste pendant plus d'une demi-journée et comparer leur comportement au nôtre, nettement plus fébrile. Autant d'énergie perdue dont la perception ne bénéficie plus. Il semble qu'à une certaine période de notre 'évolution', nous nous soyons mis à penser plus et à faire plus, ce qui nous a conduits à percevoir moins. Au fil des siècles, notre monde et aussi notre vie, se sont fortement virtualisés et cérébralisés. Nous ne connaissons même plus le prix de la vie. L'intervention constante d'intermédiaires technologiques nous coupe d'une palpabilité saine des choses. Des technologies comme Internet et le portable accentuent encore plus ce phénomène de virtualisation et nous ne sommes plus là où nous sommes, mais constamment ailleurs. Comment donc pourrions-nous entrer dans la profondeur de la perception, ici et maintenant ?

(10) Mais l'Occident convertit pompeusement ses limitations en vertus, ses perversions en valeurs culturelles et, non content de cela, prétend les appliquer comme critères de mesure aux autres cultures, dont les buts sont souvent très différents des nôtres. On ne comprend plus désormais qu'une civilisation qui préfère se déplacer à pieds ou à cheval au lieu de le faire dans une machine sinistre allant à plusieurs centaines de kilomètres à l'heure n'est pas une civilisation inférieure ou arriérée, mais simplement une civilisation qui s'offre le luxe d'avoir le temps, un temps à la mesure de l'homme. La grandeur d'une civilisation ne s'estime pas seulement par ce qu'elle apporte, mais aussi par ce qu'elle préserve et les priorités qu'elle met en avant. Dans les Andes, les villages ne sont jamais éloignés l'un de l'autre de plus de 25 km. C'est la distance que peut parcourir le lama en un jour. Un proverbe local assure que la civilisation andine est une culture qui avance au pas du lama, qui est aussi le pas de l'homme. En somme, le rythme sociétal est à dimension humaine et laisse le temps de vivre, d'être présent au présent et à ce qui nous environne. Dans le monde occidental, toujours pressé, la réalisation du moindre acte quotidien (faire la vaisselle ou aller de là à là) déclenche des mécanismes à dimension planétaire, lesquels supposent un montage industriel monstrueux, la perforation et l'épuisement des entrailles de la terre, l'entretien de réseaux gigantesques de production, de transport et de distribution, sans compter l'implication de millions de personnes dans ce mécanisme. On appelle « progrès » ce délire furieux qui accumule les complications et l'on qualifie de « primitif » l'homme qui sait résoudre tous les fondamentaux de sa vie avec de simples outils qu'il fabrique lui-même. Déjà un ancien sage grec auquel ses contemporains montraient fièrement les derniers développements de leur industrie s'exclamait : « Quelle merveille ! Autant d'objets dont je n'ai pas besoin ! ».

(11) L'indien non contaminé par l'occidentalité vit au présent, ici, dans un monde fantastiquement réel. Pour lui, tout est plein de vie, même les objets 'inanimés' tels que les torrents ou les montagnes. La moindre écorce, la moindre texture semble être un monde palpitant. L'attention de l'indien prend souvent celle de l'occidental en défaut, celui-ci ayant perdu jusqu'au plus élémentaire sens de l'orientation, remplacé par le GPS. Pour l'indigène, dans les termes de D. H. Lawrence : « L'admiration et la fascination de la création resplendissent dans chaque feuille et dans chaque pierre, dans chaque épine et chaque pousse » (Mornings in Mexico, 1971). Stanley Diamonds va jusqu'à dire que « la perception que les primitifs ont de la réalité est si intense qu'à l'occasion, elle semble resplendir » (Primitive Views of the World, 1969). S'intéressant à la pensée-sentir des aymara, laquelle provient du 'cœur' chuyma plutôt que de la tête, Rodolfo Kusch commence par noter que le 'dialogue intérieur' d'un aymara n'est pas le brouhaha mental qui échauffe nos cervelles occidentales, jusqu'à nous empêcher souvent de trouver le sommeil. Le 'dialogue intérieur' de l'indien est sobre et réduit, signe d'un ego proportionné et non problématique. L'énergie que nous gaspillons en agitation mentale est redirigée chez lui vers la perception et Kusch assure que celle-ci saisit « la marge numineuse extérieure aux choses et qui en est le négatif et le contour, le non-objet » (Pensamiento indígena y popular en América, 1970). Chez les aymara, ce phénomène qu'il n'est pas rare d'observer chez les personnes du petit peuple, à l'état embryonnaire et spectral – et qui les sensibilise parfois à certaines maladies mortelles inconnues de nous - culmine en la figure du chamakani ou chamakiri, dont il est dit qu'il n'en existe que quelques uns par génération. Anonyme, protégé comme un joyau par le peuple qui garde sur lui un secret absolu en resserrant étroitement les rangs, le chamakani fut parfois assimilé par erreur à un spirite par des anthropologues ne l'ayant jamais rencontré, alors qu'il s'agit sans doute du personnage le plus élevé parmi les sages aymara. Le chamakani a la particularité de posséder la vue et l'oreille sacrées, c'est-à-dire qu'il perçoit l'imaginal sans les recours chamaniques habituels et de façon très nette. Le nom de sa fonction vient de ch'ama qui signifie 'force', 'énergie', 'vigueur spirituelle', mais aussi de ch'amaka, qui veut dire 'obscurité' ou 'ténèbre'. Ce n'est jamais que dans la nuit et l'obscurité qu'il consulte, jamais au même endroit. Nul ne voit son visage ni ne connait son nom et on lui prête ce pouvoir d'entendre l'inaudible et de voir dans la nuit les luminescences inconnues de ce monde. Outre cette opérativité, l'allusion à la nuit évoque également le temps de l'origine, la période primordiale où le soleil n'existait pas et où les hommes maniaient la force de vie et conversaient face à face avec les êtres mythologiques, les animaux et les plantes (en contexte quechua, cf. les personnages de Yanañamca [ñamuq noir] et de Tutañamca [ñamuq de la nuit], considérés comme des 'êtres sacrés' ou huacas, dans Le Manuscrit de Huarochiri [1608]). Cela signifie sans doute que le chamakani, être de l'autre monde, est remonté à l'origine, à laquelle on l'identifie. Le nom de cette période primordiale et ancestrale est d'ailleurs construit sur la même racine, chamak-pacha, le 'temps de la nuit' opposé au 'temps du jour', qhana-pacha, temps actuel où règne la barbarie et la fausseté, temps des hommes aveugles et sourds où l'ordre de toutes choses est inversé. D'où la nécessité d'un Pachakuti, d'un « retournement du temps » destiné à remettre les choses à l'endroit et à leur place, période de bouleversements et de catastrophes où nous nous trouvons à l'heure actuelle. Enfin, notons encore cette étymologie, souvent entendue lors des akhullis ou dialogues en présence de la feuille sacrée de coca : le terme ch'ama figure aussi dans le nom de la Pachamama, qui peut être décomposé en Pa (première syllabe de paya signifiant 'deux') et ch'ama, qui veut dire 'énergie'. La Pachamama est donc une 'relationalité' plutôt qu'une substance aristotélicienne. Elle est symbolisée ici comme rencontre et fruit d'une parité.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Oh mère !
Que nous as-tu fais, pour que nous voulions ainsi te soumettre, te poignarder nous tes enfants ?
Oh mère !
Qu'elle tristesse je ressens devant cet acharnement à vouloir te souiller, te détruire...
Oh mère !
Qu'elle maladie a t-on attrapé ? Faut-il que l'on disparaisse pour que cette folie cesse ?
Oh mère !
Certains de tes enfants t'ont oublié dans leur folie, ils ont oublié qu'ils font partis de toi, ils vivent dans un rêve, piégés à l'intérieur, il ne savent plus qu'ils rêvent...
Le rêve s'accélère désormais, peut-être que c'est cela qui arrive juste avant de se réveiller, le rêve est plus présent, plus intense jusqu'à reprendre conscience...
Oh mère !
Je t'aime...

J'ai hésité à posté ce texte qui m'est venu après la lecture de votre article puis je me lance tout de même.
Merci pour votre angle de vue riche de sens.

Julien

Don Juanito a dit…

Ce sont des remarques bienvenues Julien :)