mercredi 12 octobre 2016

QUESTIONS D'ORIENTATION & SIGNES DES TEMPS


    Bien des choses fonctionnent à l'envers dans l'hémisphère austral. Est-ce un coup d'heyoka ? Leur solstice d'été est notre solstice d'hiver, leur Lune ne ment pas et décroit quand elle forme un D. Leur Ciel tourne dans l'autre sens. Le guide où se tournent leurs yeux est la Croix du Sud. Et parce que leur pacha est différent du nôtre, des thèmes comme la critique des Lumières ou l'identité sont là-bas des questions de gauche sans confusion aucune. "La culture, c'est l'exercice profond de l'identité", écrit Julio Cortázar. A l'inverse, la pensée ch'ulla dont on débusque partout la supercherie et que critiquent mes amis indiens, je n'en retrouve la condamnation qu'aux antipodes, chez Alain de Benoit par exemple, portant le nom d'idéologie du même. Jeu de miroirs troublant. Sous ce regard apparaît la violence sous-jacente du philosophe de l'ONU, la colonialité du discours universel et déraciné de Krishnamurti qui masque son point de vue local, occidental et moderniste, derrière un au-delà des points de vues mis en place dès Descartes comme point de vue de Dieu. Allez dire ça aux indiens privés de leur indianité depuis 500 ans par ce même discours. Allez leur dire que c'est violent de se dire indien et que c'est cool d'être universel. 

    Depuis plus de deux ans maintenant, l'horloge de l'Assemblée Nationale sur la place Murillo à La Paz (Bolivie) indique l'heure "à l'envers". En France, quelques articles de presse ont relayé le sigil : Le Figaro, Courrier International. Les commentaires en disaient long sur cette perception que l'habitant de l'hémisphère nord a de lui-même comme "centre du pouvoir", d'où il exerce son privilège épistémique sans partage. Mais les périphéries dont s'inquiète Dussel, les zones de non-être, comme les nomme Fanon, l'extériorité transcendante de l'autre chère à Lévinas, qu'il est bon de la voir interroger et bousculer tous les "centres du monde" !

    L'initiative n'est pas nouvelle et déjà, Hugo Chavez avait fondé Telesur en proclamant que "notre Nord, c'est le Sud". Il s'appuyait sur une tradition ancienne de la pensée critique, citant notamment Joaquín Torres García et son célèbre dessin de 1943 intitulé América Invertida. Depuis des décennies donc, tant en Afrique qu'en Amérique du Sud, la pensée critique n'a plus cessé de s'appuyer sur ces perspectives inverses qui libèrent le potentiel cognitif régional, localisé, incarné. 

    Mais s'agit-il d'inverser ou de rétablir ? Notons déjà que l'horloge lévogyre du parlement bolivien n'est que l'intelligente sémiotique du Pachakuti, terme très important de l'eschatologie et de la cyclologie andine qui signifie littéralement, "retournement de l'espace-temps". Ajoutons surtout que cette réorientation du temps correspond de parfaite manière au pacha (topos) andin et coïncide avec la perception directe de l'habitant de l'hémisphère austral, tête au Sud, pour qui le soleil se lève à sa droite et se couche à sa gauche.

    Lors de mon apprentissage des rituels kallawaya, je me suis d'ailleurs heurté longtemps à la logique suivie pour le sens des libations et des circumambulations. Cette logique d'orientation était tout simplement l'inverse de l'habituelle dans les pays du Nord. On ne parle donc pas d'une abstraction mais de données intervenant quotidiennement dans la vie cérémonielle, en accord immédiat avec Terre et Cieux. La réorientation, décolonisation ou reterritorialisation du temps n'est pas qu'une lubie politicienne. Le Nord des habitants de l'hémisphère Sud n'est pas le Nord, même primordial, mais le Sud Primordial. Et le simple fait d'avoir à le rappeler souligne l'épistémicide qui dure depuis plus de 500 ans.

    Cet épistémicide n'est pas en reste du coté de l'ésotérisme du Nord. Pour un Douguine ou un Evola, la terre finalement est une moitié d'orange, à moins qu'elle ne soit encore plate, puisqu'il n'y a qu'un pôle à considérer, unanime. Il existe de remarquables études sur ces sujets, dont celle, prudente, de René Guénon, intitulée Questions d'orientation. Mais manifestement, il est plus aisé d'écrire sur les dualités cosmiques que d'en saisir le vivant antagonisme complémentaire, répondre au défi du "face à face" qui est l'instant sacré. L’ellipse au centre double, visible et invisible, l'enrichissant miroir finit donc par poser les plus sérieux problèmes, liés à la colonialité solipsiste d'une pensée devenue incapable d'altérité. Ce défaut classe irrémédiablement les ésotéristes qu'il touche dans le cadre d'une modernité que pourtant ils honnissent.

    Parmi les nombreux exemples possibles, prenons la production indianiste de Federico González. Sa méthode consiste tout simplement à projeter le schéma guénonien sur le monde maya, aztèque ou inca, en se fondant sur une documentation certes au-dessus de la moyenne, mais bien pauvre tout de même, du point de vue de l'américaniste. A l'instar d'un René Guénon, d'un Schuon ou de tout autre penseur de l'universel, Federico González est porté par l'idéologie du même, porté par la pensée ch'ulla. Son travail consiste à fabriquer du semblable et à gommer toute singularité. L'indien - que l'on n'interroge à aucun moment - pensait en somme en guénonien sur du matériau mort. A ce défaut de méthode s'additionne un préjugé monothéiste inutile et sans argumentation : "Il est faux de considérer les sociétés précolombiennes comme polythéistes". C'est ainsi que sous prétexte de l'exposer, l'autre est finalement occulté. Qu'il soit moderniste ou "traditionnel", l'épistémicide occidental continue donc de plus belle. On lira toutes les études amérindiennes de Federico González sans rien apprendre jamais des spécificités des indiens du sud ni de l'actualité de leur sagesse. 

    Nous sommes aujourd'hui le 12 octobre, c'est le Colombus day. On sait bien ce qu'a donné le "face à face" de 1492. Ce fut une occultation de l'autre, l'anniversaire funeste et simultané du génocide et de la modernité.   

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