vendredi 9 septembre 2016

LA PAROLE PREND SIÈGE

AYVU RAPYTA
LA PAROLE PREND SIÈGE


CHAPITRE I
Les coutumes premières du Colibri

I
Notre père dernier-dernier premier (1)
des ténèbres primordiales (2) fit éclore (3)
son corps

(1) Ñande Ru Pa-Pa Tenonde, nom du Suprême. L'origine de l'expression pa-pa (dernier-dernier) est sujette à discussion chez les informateurs de Cadogan : "Pa-pa c'est bon pour les chrétiens, mais pas pour nous qui tenons Ñamandu pour le premier, ni pour toi, qui cherches parmi nous la bonne sagesse" (Cacique Chei'ro). Ou encore, parlant de Dieu : "Ñande Ru Ete Tenonde gua, celui que vous (les chrétiens guaranophones) appelez Pa-Pa Tenonde" (Cristino, de Yvytuko).
(2) Cadogan : Yma, primordial. Pytū yma, ténèbres primordiales, le chaos. Pytū rupa, lit des ténèbres, la nuit dans le vocabulaire religieux. 
(3) Cadogan : Jera, créa. L'expression construite sur le radical ra signifie développer, ouvrir, déployer, épanouir, éclore. Il ne s'agit pas de créer à partir de rien mais de faire advenir. Ojera yvoly, les fleurs s'ouvrent ; kuarahy ombojera yvoly, le soleil fait éclore les fleurs. Ces expressions utilisées dans les chants Jeguakáva traduisent métaphoriquement le concept de créer. Cf. chap. I note 6.

II
les divines plantes des pieds (4)
le petit derrière rond (5)
des ténèbres primordiales il les fit éclore,
les déployant se déployant lui-même.(6)

(4) Ñande Ru Ete Tenonde se manifeste à la fois comme un arbre qui pousse et comme un homme qui se dresse (cf. les développements de la mystique juive). Comme plante, il apparaît d'abord par les racines, puis s'élève jusqu'à devenir un arbre et produire des fleurs. Comme figure anthropomorphique, il naît à l'inverse des hommes, se présentant par les pieds. Dans de nombreuses traditions les hommes et les femmes qui naissent en se présentant par les pieds ou le siège sont destinés au service du sacré.
(5) Dans ce contexte qui énumère des parties du corps j'ai conservé la métonymie de Clastres pour sa pertinence. Le mot traduit par derrière apyta, est un petit tabouret rond à quatre pieds, généralement le seul meuble dans la maison d'un guarani. Son sens symbolique et son usage cérémoniel sont axiaux. Lorsqu'un être humain naît les Mby'a disent : onembo-apyta, "on lui donne un siège" (cf. chap.IV), laissant entendre que l'être humain assume la forme que prit Ñande Ru à l'origine. "Une parole-âme a pris siège" : un enfant vient de naître. Et lorsque Cadogan fut considéré comme membre de la tribu Mby'a, ceux-ci disaient de lui : "Il a son siège parmi nos feux". Toutes ces expressions où intervient l'apyta ne sont jamais anodines.
(6) Clastres remplace la maladresse de Cadogan qui traduit oguero-jera par "suivant le cours de son évolution" et introduit un concept moderne étranger à l'esprit guarani. A partir de l'espagnol de Cadogan j'aurais tout simplement dit en français : "suivant son cours". Mais à partir du guarani, il s'agit de la forme réfléchie du verbe jera créer (cf. chap. 1 note 3). Par exemple, avec la forme réfléchie du verbe jupi monter, nous aurions oguero-jupi, le faisant monter montant lui-même. Suivant cette forme, nous pourrions traduire : "les ouvrant-en-fleur s'ouvrant-en-fleur lui-même" (cf. chap. 1 note 3).

III

Le miroir de la sagesse divine (7)
le divin qui-tout-entend (8)
les divines paumes des mains tenant le bâton-insigne (9),
les divines paumes des mains et les branches fleuries (10)
Ñamandu les fit éclore
les déployant se déployant lui-même,
dans les ténèbres primordiales.

(7) Cadogan : Les yeux mais aussi le soleil, le cœur, ce par quoi il connait et donc, l'organe de la vue des dieux. cf. Chap. II.
(8) Cadogan : Les oreilles.
(9) Cadogan : Yvyra'i, l'emblème de Ñande Ru et de son pouvoir créateur. Du bâton-insigne jailliront les flammes et la brume d'où sortira l'univers (cf. Chap. III)
(10) Cadogan : Dans le vocabulaire métaphorique religieux, qui ne doit pas être confondu avec la langue secrète, il s'agit des doigts et des ongles.

IV
De la divine coronale (11),
les fleurs de sa parure de plumes (12)
perlaient de rosée.
Parmi les fleurs de la divine parure de plumes
l'oiseau primordial (13), le colibri volait, virevoltait.

(11) Apyte, sommet du crâne. Espagnol coronilla (Cadogan). C'est par le sommet du crâne que la sagesse divine pénètre dans l'âme humaine (cf. chap.III)
(12) Cadogan : Jeguaka, parure (de la tête) insigne de masculinité. Construit l'étymologie de jeguakáva, les hommes, la masculinité ; jeguaka vyapu, le chant sacré des hommes (cf. chap. III et VII)
(13) Il s'agit de Maino, le colibri bleu, ou colibri éternel. La couleur du ciel est celle de l'éternité. Dans le mythe de Pa'i Rete Kurai (cf. chap. VIII), lorsqu'il descend sur terre après le déluge pour y engendrer le "père de la race", le créateur de la terre assume la forme du colibri.

V
Tandis que notre père primordial
ouvrait-en-fleur son corps d'être-de-ciel (14),
le déployait se déployant lui-même,
il se dressait dans les vents primordiaux.
Avant d'avoir conçu sa future demeure terrestre,
avant d'avoir conçu son futur firmament, sa future terre originaires,
le colibri lui rafraîchissait la bouche,
Le colibri nourrissait Ñamandu au nectar de son être-de-ciel.

(14) Yvára divinité. 

VI
Notre père Ñamandú, le premier,
avant d'avoir fait éclore,
le déployant se déployant lui-même,
son futur paradis,
ne vit pas les ténèbres :
Bien que le soleil n'existât pas encore,
la sagesse contenue dans son être-de-ciel
il en fit un soleil
Il s'éclairait au miroir lumineux du cœur
le déployant se déployant lui-même.

VII

Le véritable père Ñamandú, le premier,
se dressait dans les vents originaires.
La chouette (15) faisait ténèbres
quand elle s'y reposait :
le lit des ténèbres (2) s'annonçait avec elle.

(15) Urukure'a la chouette est à la nuit ce que le colibri est au jour. Elle aussi vient sur les branches de Ñamandú. 

VIII

Le véritable père Ñamandú, le premier,
Avant d'avoir fait éclore
se déployant lui-même
le futur paradis,
avant d'avoir fait éclore
se déployant lui-même
la première terre,
se dressait dans les vents originaires
se déployant lui-même :
le vent originaire où se dresse notre père est de retour
chaque fois que revient le temps originaire (16),
chaque fois que revient le temps primitif.
Lorsque fleurit l'arbre tajy (17) s'achève le temps originaire,
Les vents changent vers le temps nouveau ; les vents nouveaux (18),
l'espace nouveau, le temps nouveau (19) de ce-qui-ne-meurt-pas.

(16) Ara yma temps originaire, cf. chap. I note 2. Cadogan le traduit "temps-espace originaire" et plus succinctement en note : chaos. Dans le vocabulaire religieux il s'agit de l'hiver.
(17) Il s'agit du lapacho, arbre sacré. Rappelons que Cadogan a consacré une étude complète à l'arbre-qui-parle, forme première de Ñamandu.
(18) Les vents du nord et du nord-est qui apportent la brume vivifiante.
(19) Cadogan : Ara pyaú, dans le vocabulaire religieux : le printemps.



CHAPITRE II
Fondement de la Parole

I

Le véritable Père Ñamandu, le premier,
d'une petite part de son être-de-ciel,
de la sagesse contenue dans son être-de-ciel
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore (1)
fit s'ouvrir-en-fleur les flammes (2) et la brume diffuse (3).

(1) Kuaa-ra-ra sagesse créatrice. Un mot particulièrement sacré chez les Mbya. Cadogan précise qu'il n'est jamais prononcé en présence d'étrangers. Il est composé de kuáa savoir et de ra, radical de jera créer. C'est la source de lumière qui illumine le suprême avant la création du soleil Kuaray. On remarque que l'étymologie de soleil Kuaray indique qu'il est la sagesse kuáa créatrice ra manifestée 'y.
(2) Cadogan : Tataendy flammes. Manifestations de la divinité. Les héros divinisés (par un retour à la première terre sans passer par la mort) voient apparaître ces flammes autour de leur tête, dans la paume de leurs mains et sous la plante des pieds (cf. chap. VI et XVI qui décrit ces héros adornés des mêmes attributs que la divinité primordiale du chap. 1). Karai Ru Ete est le maître des flammes.
(3) Cadogan : Tatachina, composé de tatachi fumée et de na semblable à. Qu'il s'agisse de la fumée d'un feu, de celle de la pipe, ou de la fine brume vivifiante qui apparaît saisonnièrement dans la forêt, la tatachina est dite : porteuse des paroles-âmes inspirées. Jakaira Ru Ete en est le maître (cf. chap. III). La pipe dans laquelle on fume porte le nom religieux de tatachina känga, squelette de la brume. 

II

S'étant dressé,
de la sagesse contenue en son être-de-ciel,
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore,
il ouvrit-en-fleur l'origine de la parole (4).
De la sagesse contenue en son être-de-ciel
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore,
notre Père ouvrit-en-fleur le fondement de la parole
et fit qu'il formât partie de son être-de-ciel.
Avant qu'existe la terre,
du milieu des ténèbres primordiales,
avant toute connaissance des choses,
il ouvrit-en-fleur ce qui serait le fondement du langage
et le véritable Père Ñamandú en fit une part de son être-de-ciel.

(4) Ayvu parole, langage.

III

Ayant ouvert-en-fleur l'origine du futur langage,
de la sagesse contenue en son être-de-ciel,
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore
il ouvrit-en-fleur le fondement du petit amour.
Avant qu'existe la terre,
du milieu des ténèbres primordiales
avant toute connaissance des choses,
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore,
il ouvrit-en-fleur le fondement du petit amour (5).

(5) Cadogan ajoute entre parenthèses "du prochain", ce qui est étymologiquement exact mais christianise le texte et induit une confusion. Les Mbya n'ayant pas l'ambition d'aimer tout le monde, il s'agit en réalité de l'amour des proches, de l'amour des siens.

IV

Ayant ouvert-en-fleur le fondement de la parole,
ayant ouvert-en-fleur la petite part d'amour,
de la sagesse contenue en son être-de-ciel,
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore
Il ouvrit-en-fleur dans sa solitude l'origine d'un hymne sacré.
Avant qu'existe la terre,
du milieu des ténèbres primordiales,
avant toute connaissance des choses
il ouvrit-en-fleur dans sa solitude l'origine d'un hymne sacré.

V

Ayant assis, en sa solitude, le fondement du langage
ayant assis, en sa solitude, une petite part d'amour,
ayant assis, en sa solitude, un bref hymne sacré,
il réfléchit profondément sur
qui participerait du fondement du langage
qui participerait du petit amour
qui participerait des séries de paroles composant l'hymne sacré.
Ayant réfléchi profondément,
de la sagesse contenue dans son être-de-ciel,
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore,
il ouvrit-en-fleur ceux qui seraient les compagnons de l'être-de-ciel.

VI

Ayant réfléchi profondément,
de la sagesse contenue dans son être-de-ciel,
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore
il ouvrit-en-fleur les Ñamandu au cœur grand.
Il les ouvrit-en-fleur par son miroir de sagesse.
Avant qu'existe la terre,
du milieu des ténèbres primordiales,
il ouvrit-en-fleur les Ñamandu au cœur grand.
Comme parents de ses futurs nombreux enfants,
comme véritables pères des âmes de ses futurs nombreux enfants
il ouvrit-en-fleur les Ñamandu au cœur grand.

VII

Puis, de la sagesse contenue dans son être-de-ciel
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore
le véritable père des futurs Karai
le véritable père des futurs Jakairá
le véritable père des futurs Tupã
leur donna conscience de leur être-de-ciel.
Comme véritables parents de ses futurs nombreux enfants
comme véritables pères des paroles-âmes de ses futurs enfants
il leur donna conscience de leur être-de-ciel.

VIII
Par suite, le véritable père Ñamandu
afin de la situer face à son cœur
rendit connaissante de son être-de-ciel
la future véritable mère des Ñamandu,
Karai Ru Ete.
Celle qui serait face à son cœur,
la future véritable mère des Karai,
il la rendit connaissante de son être-de-ciel.
De même Jakaira Ru Ete
afin de la situer face à son cœur
rendit connaissante de son être-de-ciel
la future véritable mère des Jakaira.
De même Tupã Ru Ete
face à son cœur,
rendit la future véritable mère des Tupã
connaissante de son être-de-ciel.

IX

Parce qu'ils assimilèrent de leur premier père
la connaissance de leur divinité,
la parole,
le petit amour,
les séries de paroles de l'hymne sacré,
les fondements de la sagesse-qui-fait-fleurir,
on appelle les divins :
insignes et véritables pères des paroles-âmes,
insignes et véritables mères des paroles-âmes.

CHAPITRE III
La première terre

Première partie
I

Notre véritable père Ñamandu, le premier,
ayant conçu sa future demeure terrestre,
de la sagesse contenue dans son être-de-ciel
et en vertu de sa sagesse-qui-fait-éclore
ouvrit-en-fleur la terre de l’extrémité de son bâton-insigne.

II

Il fit éclore un palmier bleu dans le futur centre de la terre
il en épanouit un autre dans la demeure de Karaí (1)
il ouvrit-en-fleur un palmier bleu dans la demeure de Tupá (2)
à l'origine des vents bons (3) il ouvrit-en-fleur un palmier bleu
aux origines du temps premier (4) il ouvrit-en-fleur un palmier bleu,
au nombre des doigts de la main il ouvrit-en-fleur les palmiers éternels (5),
les palmiers éternels, piliers de la demeure terrestre.

(1) L'est.
(2) L'ouest.
(3) Le nord.
(4) Le sud.
(5) Bleus

III

Il existe sept paradis
le firmament repose sur quatre colonnes
ses colonnes sont des bâtons-insignes.
Le firmament qui s'étend par les vents
notre père le poussa aux confins, l'envoyant en son lieu.

IV

Ayant tout d'abord posé trois colonnes au paradis,
celui-ci bougeait encore
aussi le plaça-t-il sur quatre colonnes de bâtons-insignes
après quoi tout était en son lieu
et désormais ne bougeait plus.

V

Le premier être qui souilla la demeure terrestre fut le serpent originaire
Celui qui existe maintenant sur notre terre n'en est que l'image
le vrai serpent originaire se tient aux confins du paradis de notre père.

VI
Le premier être qui chanta dans la demeure terrestre
fut notre premier père
Celui qui le premier y entonna sa lamentation
fut la petite cigale colorée.

VII

La vraie cigale colorée originaire se tient aux confins du paradis de notre père
celle qui séjourne dans la demeure terrestre n'en est que l'image.

VIII

Le gyrin est le maître des eaux,
le faiseur des eaux.
Celui qui existe sur notre terre n'est plus le véritable
le véritable est aux limites du paradis de notre père
ce n'est plus que son image
qui existe actuellement sur notre terre.

IX

Lorsque notre père ouvrit-en-fleur la terre
voici que la forêt couvrait tout,
il n'y avait pas de champs.
Pour qu'elle travaillât à la formation des prairies,
il envoya la sauterelle verte.
Là où la sauterelle originaire soulageait sa tarière
furent engendrées les herbes
et ainsi apparurent les prairies.
Les stridulations de la sauterelle accompagnaient l'apparition des champs.
La sauterelle originaire est aux confins du paradis de notre père
celle qui demeure sur notre terre aujourd'hui n'en est que l'image.

X

Lors qu’apparurent les prairies,
la première qui entonna son chant
la première qui célébra leur apparition
fut la perdrix colorée
La perdrix colorée qui pour la première fois
entonna ses chants dans les prairies
est désormais aux frontières du paradis de notre père
celle qui existe dans la demeure terrestre n'est que son image.

XI

Le premier qui remua la terre dans la demeure de notre père
fut le tatou.
A ce jour, ce n'est plus le véritable tatou qui est présent sur notre terre
celui-ci n'en est que la simple image (5).

(5) Les Mbya savent qu'ils ne sont plus sur la première terre. Ainsi que le montre le chapitre VI la première terre disparaît lors d'un déluge. Une autre terre, puis l'humanité, sont créés. Ce dualisme où les créatures ne sont plus que les images imparfaites de ce qu'elles sont en-haut divinement est donc le résultat d'une chute et non la condition originelle.

XII

La maîtresse des ténèbres est la chouette.
Notre père le soleil est le maître de l'aube.


Deuxième partie
XIII

Sur le point de se retirer dans les profondeurs du paradis
notre père premier parla :

- C'est toi, Karaí Ru Ete,
qui garderas les rangs de flammes inaccessibles dont je m'inspire,
toi par l'intermédiaire de tes enfants les Karaí valeureux.
Par conséquent, tu les appelleras : "Seigneurs maîtres des flammes".
Dis : "Gardez cela qui a produit le bruit du crépitement des flammes."
A chaque printemps, fais en sorte qu'ils rehaussent les rangs de flammes
pour que les bien-aimés qui portent l'insigne de masculinité
les bien-aimées qui portent l'insigne de féminité
écoutent le crépitement des flammes.

XIV

Après quoi il dit à Jakaira Ru Ete :

- Bien, tu garderas la source de la brume
qui engendre les paroles inspirées.
Cela que j'ai ouvert-en-fleur dans ma solitude
fais que tes enfants les Jaika au cœur grand en aient la garde.
En vertu de cela, appelons-les :
"Maîtres de la brume des paroles inspirées".

XV

Il parla ensuite à Tupá Ru Ete :

- Tu auras en charge la vaste mer
et les ramifications de la mer étendue dans sa totalité.
Je ferai que tu t'inspires des normes
par lesquelles se rafraîchit l'être-de-ciel.
Ainsi, tu enverras souvent vers la demeure terrestre,
par tes enfants les Tupá au cœur grand,
cela qui rafraîchit,
pour nos bien-aimés fils,
nos bien-aimées filles.

XVI

Le véritable père Ñamandu, le premier,
sur le point de faire descendre vers la demeure terrestre
la bonne science pour les générations
de ceux qui portent l'insigne de la masculinité,
l'emblème de la féminité,
s'adressa à Jakaira Ru Ete :

XVII

- Bien, tout d'abord,
tu logeras en premier lieu la brume de vie
dans la coronale de nos fils et de nos filles.
Chaque printemps
tu feras circuler la brume dans la demeure terrestre,
par tes enfants les Jakaira au cœur grand.
Par la vertu de la brume nos fils
et nos filles prospéreront.

XVIII

Et encore :

- Karaí Ru Ete,
toi aussi tu feras que les flammes sacrées habitent
dans nos fils chéris, nos filles chéries.

- Tupá Ru Ete,
cela que j'ai conçu pour rafraîchir
tu le logeras dans le centre du cœur de nos fils.
Ainsi les nombreux êtres qui se dresseront dans la demeure terrestre
bien qu'ils veuillent dévier de l'amour vrai
vivront en harmonie.

XIX

C'est par cela qui rafraîchit
que les lois par moi prononcées pour l'amour
n'échaufferont pas les cœurs
de nos futurs aimés fils
de nos futures aimées filles.

XX

Ñamandu Ru Ete, le premier
ayant désigné par leur nom respectif
les véritables parents de ses futurs enfants,
les véritables parents des paroles-âmes
de ses futurs enfants
dit à chacun dans leur respective demeure :

- Vous vous appelez chacun d'entre vous
par vos noms, dans vos demeures respectives,
vous concevrez les lois de l'insigne de masculinité
les lois de l'emblème de féminité.

XXI

Puis il inspira le chant sacré de l'homme
aux véritables premiers pères de ses fils,
il inspira le chant sacré de la femme
aux véritables premières mères de ses filles
pour que prospèrent en nombre
ceux qui se dresseraient sur la terre.

    Ayvu en guarani signifie trois choses différentes mais reliées entre elles :

1/ L'âme vitale, le dire, le principe vital.
2/ Le langage humain.
3/ La parole, portion divine de l'âme (appelée aussi ñe'e).

    Rapyta signifie fondement, siège (apyta).

    Ayvu Rapyta : La Parole fondatrice. Le Fondement de la Parole (Cadogan), la parole prend siège, "le surgir de l'être" (A. de Quinteros).

    Ñamandu est l'origine du langage et le langage est Ñamandu. La parole-âme vient de Ñamandu. La parole est divine. Pour les mbya-guarani, la portion divine de l'âme et la parole/langage constituent une unité indivisible.

    "C'est cette synonymie qui me poussa à étudier à fond la religion des Jeguakáka" (Cadogan).

    Registre de traditions secrètes et orales qu'il qualifie d'ésotériques, le Ayvu Rapyta est l'oeuvre majeure de León Cadogan (1889-1973), le célèbre ethnographe paraguayen. Après tant d'années passées auprès de ses amis mbya qui connaissaient son intérêt pour leur culture, Cadogan pensait tout savoir d'eux lorsqu'un beau jour, en récompense de services rendus à ses informateurs et en vertu du petit amour, il se vit soudain proposer par eux d'écouter "les belles paroles premières", les ñe’ẽ porã tenonde.

    "C'est ainsi que je fus initié aux traditions secrètes des mbya, après de nombreuses années de relations amicales avec eux, période pendant laquelle je n'avais jamais entendu un seul mot pouvant faire soupçonner l'existence de telles traditions. C'est dans ces chapitres "ésotériques", fondement de la religion, que l'on peut apprécier la poésie et la philosophie autochtones dans toute leur beauté, toute leur profondeur." 

     La discipline de l'arcane des amis indiens de Cadogan est une leçon. Maîtres de la Parole, ils sont aussi les seigneurs du secret dont on ignore jusqu'à l'existence. Cadogan fut donc admis aux tataypy rupa (sièges du feu) et reçut avec son nom sacré, selon la conception guarani, une aptitude à écouter et comprendre les Ñe'ë Porä Tenonde, les belles paroles primodiales.

    Comme le sang dans les veines, la parole dans les os.

   Les Mbya gardent précieusement les os de leurs morts car y demeure encore l'indestructible noyau d'un dire qui s'est tu. Ainsi les informateurs de Cadogan ont-ils confié la parole divine au squelette des lettres. En lui-même, le Ayvu Rapyta n'est pas un écrit sacré mais la boite des ossements des  Ñe'ë Porä Tenonde qui attendent d'être parlées ou chantées. Aussi goutteuses que le nectar dont se nourrit Ñamandu, ce sont ces paroles quand elles se disent qui sont sacrées et vivantes.

    Dans le repos de chaque mot apparaît, certes, la métaphore chantante du vocabulaire religieux : contraction de yvy (terre) et de póra (âme), yvypóra (être humain) est "l'âme de terre". Contraction de ñe'ä (âme) et de me'ë (livrer), parler (ne'ë) consiste à "livrer l'âme". Contraction de yvy (terre) et de pytu (souffle), le vent yvytu est "souffle de la terre".

    Mais nous sommes ici dans le contexte très particulier d'une littérature orale. On l'oublierait en lisant seulement et la divine oreille continuerait d'attendre la hiérophanie de la belle parole.

    Les accents, la prosodie, la coupure des mots, les assonances, les élisions, les répétitions, Angélica Alberico de Quinteros interroge cette oralité qui nous rapproche de l'ésotérique, là où justement l'on entend les Ñe'ë Porä Tenonde, les belles paroles primordiales.

    " Dans le texte qui nous occupe, observons un recours similaire autour de la mention d'éléments symboliques qui permet, selon la façon dont on reconnaît les lexèmes, de faire allusion à deux sens dans les phrases énoncées, lesquels, avec la rapidité de l'oral, se convertissent en simultanés, et qui ne s'annulent pas mutuellement, comme dans la version écrite, particulièrement dans la traduction univoque. Lorsque le texte se réfère aux trois moments où surgit la divinité, comme des points qui, s'unissant, constitueraient un axe, il utilise ces expressions recueillies par Leon Cadogan :

yvára pypyte: "les divines plantes des pieds"
yvára popyte: "les divines paumes des mains"
yvára apyte: "la divine coronale"

    En les répétant oralement, on peut considérer aussi cette possible transcription :

yvarapy pyte: "dans le profond du ciel"
yvarapopyte: "le produit du ciel" 
yvára apyte: "matérialisation au milieu du ciel".

    Les procédés connotatifs perdent de l'effectivité dès la transcription et ne sont pas tenus en compte dans la traduction. [...] C'est pour cela que la traduction stérilise en grande partie les possibilités du langage original."

     La belle parole primordiale est la parole interdite, tant il n'est possible de l'entendre qu'aux feux de ceux qu'elle habite. Nous ne devons qu'à une exceptionnelle générosité des mbya la possibilité de faire sonner ici les os du dire et de savoir désormais que le mystère existe du verbe des forêts.

    Le Grand Parler de Pierre Clastres contient de larges extraits traduits du Ayvu Rapyta de León Cadogan ainsi que de ses notes. Sensiblement différente, ma traduction tient avant tout compte des observations de Madame Quinteros.

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